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Le sentiment de culpabilité chez Racine et Zola

Sylvain Perrot






La littérature est un vivier de criminels. Je ne parle pas seulement des romans policiers pour lesquels le crime est parfois devenu un argument de vente assez efficace... Mais la figure du criminel a beaucoup attiré les écrivains, et même les artistes en général, car elle est complexe à mettre en place. En effet, cela suppose de savoir répondre à un certain nombre de questions, et en particulier le pourquoi du crime. On trouve donc de tout, du criminel bon (Robin des Bois, Arsène Lupin), c'est-à-dire celui qui contrevient à la loi pour aider les nécessiteux ou importuner les puissants, à la pire des crapules (Vautrin chez Balzac, Big Brother dans 1984, sans oublier les méchantes reines qui peuplent les contes de Perrault et des frères Grimm...). Mais les figures du criminel qui sont sans conteste les plus intéressantes sont le criminel en proie au doute (idée qu'a remarquablement exprimée Victor Hugo dans Les Misérables, dans le chapitre Tempête sous un crâne), le criminel repenti (Jean Valjean dans le roman cité précédemment) ou encore le criminel sournois qui se donne toutes les apparences de la vertu pendant des dizaines d'années et qui soudain révèle sa vraie nature (Sieur Clubin dans Les Travailleurs de la mer du même Hugo). Le catalogue est long et l'on ne saurait être exhaustif. J'ai choisi de vous présenter deux grands criminels de la littérature, mais dont les crimes atteignent des degrés d'indécence à faire frissonner la presse à scandale. Vous aurez donc droit au portrait d'une femme incestueuse (Phèdre) et à celui d'un prêtre amoureux (l'abbé Mouret).

Phèdre, coupable ou innocente ?

Phèdre, personnage tragique

Nul n'échappe à son destin : voilà une pensée qui nous traverse souvent l'esprit après la lecture d'une tragédie racinienne. Phèdre ne manque pas à cette règle, bien au contraire. Les critiques n'ont eu de cesse de répéter que c'était la tragédie la plus réussie de Racine, et l'auteur lui-même exprime ce sentiment dans la préface. Qu'est-ce qui justifie un tel jugement? La tragédie, au xviiième siècle, s'appuie sur les théories d'Aristote. Il en est une qui nous intéresse tout particulièrement : le héros doit susciter terreur mais aussi pitié. En d'autres termes, et ce sont ceux que Racine emploie dans sa Préface :

« Je ne suis point étonné que ce caractère [...] ait encore si bien réussi dans notre siècle, puisqu'il a toutes les qualités qu'Aristote demande dans le héros de la tragédie, et qui sont propres à exciter la compassion et la terreur. En effet, Phèdre n'est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente. Elle est engagée, par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime, dont elle a horreur toute la première. Elle fait tous ses efforts pour la surmonter. Elle aime mieux se laisser mourir que de la déclarer à personne. Et lorsqu'elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait bien voir que son crime est plutôt une punition des dieux qu'un mouvement de sa volonté. [...]Au reste, je n'ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies. Je laisse aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. Ce que je puis assurer, c'est que je n'en ai point fait où la vertu soit plus mise au jour que dans celle-ci. Les moindres fautes y sont sévèrement punies. La seule pensée du crime y est regardée avec autant d'horreur que le crime même. Les faiblesses de l'amour y passent pour de vraies faiblesses; les passions n'y sont présentées aux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause ; et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité. »

On ne saurait mieux exprimer les enjeux d'une telle pièce. Elle est d'ailleurs la preuve même qu'au xviiième siècle, on n'a absolument rien compris aux propos d'Aristote! Quand celui-ci écrit que le héros doit susciter terreur et pitié, et que ces sentiments doivent être poussés à un point tel que le spectateur ne doit plus les éprouver dans la vie courante, on a cru que cette réflexion pouvait être appliquée à toutes les passions (amour...). C'est pourquoi les tragédies classiques sont aussi vertueuses et morales.

Phèdre n'est donc pas le monstre qu'elle dit être. Comme je vais tenter de vous le montrer, ses paroles sont celles d'une femme qui souffre et qui résiste à sa passion. Ce n'est que lorsque l'on apprend que Thésée, son époux, est mort, qu'elle se résout à parler à Hippolyte, à un moment donc où elle est effectivement hors adultère. Son véritable crime, et j'y reviendrai, est d'avoir menti à son époux de retour, ce qui provoquera l'irréparable. Mais son dernier souffle est un souffle de repentir. Dans cette pièce, qui porte son nom, Phèdre est analysée avec grand art par ce maître de la tragédie qu'est Racine.

Et c'est là sans doute la grande innovation du dramaturge français. Le mythe de Phèdre a inspiré, du moins d'après les oeuvres qui nous restent, deux grandes tragédies dans l'Antiquité, une grecque et une romaine. Il s'agit de l'Hippolyte porte-couronne d'Euripide et de la Phèdre de Sénèque.

La première a ceci de particulier qu'elle ne n'intéressait pas au personnage de Phèdre. Le véritable personnage tragique de la pièce, c'est Hippolyte, car il meurt victime des mensonges de sa marâtre. Phèdre se réduit chez Euripide à un pur moyen de vengeance utilisé par Aphrodite contre Hippolyte, qui s'est voué tout entier au culte d'Artémis, la déesse vierge. Dès lors, chez Euripide, il n'est guère question de la faute de Phèdre : il est clair qu'elle n'est responsable de rien, elle n'est qu'un jouet des dieux. Elle n'a aucune indépendance, volonté propre. On ne saurait donc lui en vouloir.

La pièce de Sénèque annonce une nouvelle interprétation du mythe, dans la mesure où ce n'est plus le personnage d'Hippolyte qui est au coeur de la pièce, mais bien le personnage de Phèdre. Mais cette Phèdre n'est pas celle de Racine. Dans la pièce de Sénèque, le personnage n'est guère ménagé. D'ailleurs, pour qu'une bonne tragédie réussisse à Rome, il faut qu'elle soit horrible à souhait. Deux ingrédients en assurent le succès : sang et folie. Avec Phèdre, on a la folie : le personnage dans la pièce semble égaré. Quant au sang, l'annonce faite à Thésée de la mort de son fils n'épargne guère de détails...

Les efforts de Phèdre pour éviter la Faute

Chez Racine, tout est fait pour disculper en partie Phèdre. Étudions dans ce sens le premier aveu de Phèdre, qu'elle fait à OEnone, sa nourrice1.

Premier point qui innocente quelque peu Phèdre. C'est tout simplement qu'elle éprouve un véritable coup de foudre pour Hippolyte, dès qu'elle le voit. Or les voies de l'amour sont impénétrables... Son erreur aura été de suivre Thésée, venu en Crète tuer le Minotaure. En effet, celui-ci avait séduit la soeur de Phèdre, Ariane, mais n'avait pas tardé à l'abandonner. Il retourna en Crète pour emmener avec lui à Athènes Phèdre. C'est bien le sens des vers qui suivent, où Athènes devient le sujet, Phèdre n'étant que complément. Phèdre est bouleversée à la vue du jeune homme, et son état est tel que les contraires s'attirent:

«Mon mal vient de plus loin. A peine au fils d'Egée
Sous les lois de l'hymen je m'étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait être affermi ;
Athènes me montra mon superbe ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit tourments inévitables.»
Nous savons qui orchestre tout cela : la déesse de l'amour, bien sûr. Aphrodite en personne a frappé Phèdre de tout son coeur... Car Aphrodite voue une haine profonde, non pas à Phèdre, mais à toute sa famille. Car Phèdre est descendante du Soleil, qui a osé surprendre Aphrodite et son amant Arès en pleins ébats, et en plus il a tout révélé au mari. Comment d'un vaudeville on est passé à une tragédie... Que faire alors ? La pauvre Phèdre ne le sait. Elle est mariée à Thésée et Hippolyte est le fils que ce dernier a eu avec une Amazone. Mais dans la pensée antique reprise au xviiième siècle, il y a inceste. Céder à cet amour est impossible, car honte suprême, déshonneur terrible... Il faut donc lutter : Phèdre décide de tenter d'apaiser le courroux de la déesse par les bonnes vieilles méthodes. Elle lui construit un temple richement décoré, elle lui fait des sacrifices abondants et réguliers. Racine dans sa description s'inspire de quelques vers de Virgile dans l'Enéide, où Didon est elle aussi obsédée par l'amour, celui qu'elle porte à Enée2:

«Par des voeux assidus je crus les détourner :
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l'orner.
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée.
D'un incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l'encens :
Quand ma bouche implorait le nom de la Déesse,
J'adorais Hippolyte ; et le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
J'offrais tout à ce dieu que je n'osais nommer.»
Comment oublier un être qui vous perturbe gravement les neurones ? En essayant de ne plus le voir. Car le voir, le croiser régulièrement met les nerfs de la pauvre Phèdre à bout (on le serait pour moins que cela...). Aphrodite a habilement choisi celui qui subirait les dommages collatéraux : Hippolyte, pour le malheur de Phèdre, est bien le fils de son père. Mais si habituellement on dit que le fils a les traits du père, ici c'est le père qui a les traits du fils. Mais puisque Aphrodite est intraitable et que Hippolyte restera à jamais dans son esprit, il n'y a que sur elle-même que Phèdre garde un certain pouvoir. Or le meilleur moyen de ne pas montrer qu'on aime quelqu'un, c'est de lui faire croire qu'on le déteste. Qui bene amat, bene castigat...

«Je l'évitais partout. O comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Contre moi-même enfin j'osai me révolter :
J'excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l'ennemi dont j'étais idolâtre,
J'affectai les chagrins d'une injuste marâtre;
Je pressai son exil, et mes cris éternels
L'arrachèrent du sein et des bras paternels.»
Victoire! Hippolyte est parti, Phèdre peut envisager une vie plus calme. Il faut s'occuper des enfants, veiller aux banquets... Mais c'est sans compter sur Thésée, expert dans le domaine de l'amour... Le temps de repos n'aura été qu'illusion éphémère, sursis. Il ne reste plus que la mort pour soulager ses peines. Car elle ne peut supporter sa vie faite de si nombreuses contradictions, qu'expriment habilement les oxymores.

«Je respirais, OEnone ; et depuis son absence,
Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence.
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits.
Vaines précautions ! Cruelle destinée !
Par mon époux à lui-même à Trézène amenée,
J'ai revu l'ennemi que j'avais éloigné :
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.
Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée :
C'est Vénus tout entière à sa proie attachée.
J'ai conçu pour mon crime une juste terreur ;
J'ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,
Et dérober au jour une flamme si noire :
Je n'ai pu soutenir tes larmes, tes combats ;
Je t'ai tout avoué, je ne m'en repens pas,
Pourvu que de ma mort respectant les approches,
Tu ne m'affliges plus par d'injustes reproches,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur tout prêt à s'exhaler.
»
Voilà, fin de la scène. Tout est dit. Mais rien n'est fait.

Et puis tout bascule. Ce qui aurait pu se réduire à un douloureux aveu devient cauchemar pour Phèdre. Elle avait choisi de mourir et s'y préparait... Mais le destin en avait voulu autrement. Car un messager, pour son malheur, apporte la nouvelle de la mort de Thésée. Plus de mari, plus de contrainte ! Aussi, quand elle se retrouve en tête à tête avec son beau-fils, pour une toute autre raison d'ailleurs, la discussion dérape. Phèdre et Hippolyte se rappellent l'un à l'autre le souvenir de Thésée : mais Phèdre en fait une description ambiguë. Car c'est Hippolyte qu'elle décrit sous les traits de Thésée ! Et là, Hippolyte comprend. Phèdre est au pied du mur. Elle ne peut qu'avouer3. Son premier réflexe est de ne pas brusquer Hippolyte, de ne pas le choquer, de ne pas heurter sa sensibilité. Phèdre insiste sur le fait qu'elle n'est pas responsable de ce qui lui arrive. C'est le sens de ce «J'aime» , car elle ne dit pas «Je t'aime». Peu importe l'objet de la passion, c'est la passion qui compte. Et cette passion, Phèdre est la première à la condamner. Mais elle affirme qu'elle n'est pas responsable. La structure de cette tirade est proche de la précédente. Les arguments pour disculper Phèdre sont les mêmes. Elle mentionne la cruauté des dieux et l'injustice dont elle a fait preuve face au jeune homme:

«Ah ! cruel, tu m'as trop entendue.
Je t'en ai dit assez pour te tirer d'erreur.
Hé bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur.
J'aime. Ne pense pas qu'au moment que je t'aime,
Innocente à mes yeux, je m'approuve moi-même,
Ni que du fol amour qui trouble ma raison
Ma lâche complaisance ait nourri le poison.
Objet infortuné des vengeances célestes,
Je m'abhorre plus encore que tu me détestes.
Les Dieux m'en sont témoins, ces Dieux qui dans mon flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang ;
Ces Dieux qui se sont fait une gloire cruelle
De séduire le coeur d'une faible mortelle.
Toi-même en ton esprit rappelle le passé.
C'est peu de t'avoir fui, cruel, je t'ai chassé.
J'ai voulu te paraître odieuse, inhumaine ;
Pour mieux te résister, j'ai recherché ta haine.
De quoi m'ont profité mes inutiles soins ?
Tu me haïssais plus, je ne t'aimais pas moins.
Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.»
La démarche de Phèdre vis-à-vis d'Hippolyte devient plus claire de réplique en réplique. Phèdre a cherché à se disculper aux yeux du jeune homme, et à présent elle essaie de l'apitoyer sur son sort. Tout cela ressemble, à s'y méprendre, à une stratégie de séduction. Et c'est bien ce que fait Phèdre. Elle sait qu'elle ne peut résister à cette passion et elle en a fait la démonstration à Hippolyte. Alors, soudain, l'espoir renaît. Et si Hippolyte l'aimait ? Mais l'espoir était de courte durée. Chez Racine, tout ou presque se joue sur un regard. C'est ce qu'on peut appeler avec Jean Starobinski la poétique du regard4. Phèdre voit en effet qu'Hippolyte détourne les yeux de sa belle-mère. C'est très clairement le signe de l'échec pour Phèdre. Jamais Hippolyte ne l'aimera...

«J'ai langui, j'ai séché, dans le feu, dans les larmes.
Il suffit de tes yeux pour t'en persuader,
Si tes yeux pouvaient un moment me regarder.
Que dis-je ? Cet aveu que je viens de faire,
Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ?
Tremblante pour un fils que je n'osais trahir,
Je te venais prier de ne point le haïr.
Faibles projets d'un coeur trop plein de ce qu'il aime !
Hélas ! Je ne t'ai pu parler que de toi-même.»
Que reste-t-il à faire ? Comme elle s'y était résolue dès le début de la pièce, Phèdre est décidée à mourir. Mais elle ne veut plus se suicider, elle a entrevu une mort plus douce, plus agréable. Quoi de mieux pour elle que de mourir de la main de celui qu'elle aime... Afin de réussir dans son plan, elle change totalement de stratégie : elle excite non plus la pitié, mais la terreur d'Hippolyte. Elle veut qu'il la déteste au point de la tuer. Ainsi, dans cette tirade, Phèdre devient le personnage tragique par excellence. Cette dépossession de soi s'exprime par la périphrase «la veuve de Thésée», qui énonce l'ampleur de la faute. Alors, toutes ses paroles ne cherchent qu'à susciter du dégoût, la honte, la haine, ce que montre la répétition presque obsessionnelle du terme «monstre» :

«Venge-toi, punis-moi d'un odieux amour.
Digne fils du héros qui t'a donné le jour,
Délivre l'univers d'un monstre qui t'irrite.
La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte !
Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t'échapper.
Voilà mon coeur. C'est là que ta main doit frapper.
Impatient déjà d'expier son offense,
Au-devant de ton bras je le sens qui s'avance.
Frappe. Ou si tu le crois indigne de tes coups,
Si ta haine m'envie un supplice si doux,
Ou si d'un sang trop vil ta main serait trempée,
Au défaut de ton bras prête-moi ton épée.
Donne.»
Ces derniers vers sont ambigus. Certes, le bras et la main sont des métonymies fort courantes, désignant bien sûr le glaive. Quant au coeur, il s'agit de l'organe, certes symbole de la passion, mais aussi siège de vie. Mais faisons à présent une deuxième lecture, qu'on va qualifier, comme on l'a fait, de «psychanalytique ». Le coeur cette fois est métaphorique, il désigne la passion de Phèdre, d'une certaine manière l'organe récepteur de cette passion. Mais quel est l'organe émetteur ? Inutile de vous faire un dessin : c'est l'épée qui joue ce rôle, promue au niveau de symbole phallique. Et l'on voit combien Eros et Thanatos sont toujours étroitement liés l'un à l'autre... C'est sur ces mots en tout cas que la tirade de Phèdre s'achève : OEnone intervient pour empêcher sa maîtresse de se précipiter sur le glaive d'Hippolyte.

Phèdre et la rédemption

La question de la culpabilité de Phèdre est donc loin d'être simple. Phèdre a-t-elle vraiment commis une faute? Elle ne cesse d'y penser, mais jamais, elle ne la commet. Il serait donc plus juste de dire que Phèdre est dans l'erreur que dans la faute. Il est temps de faire un peu d'étymologie: de ce point de vue les termes sont proches. Faute vient de falsum, participe passé du verbe fallere, qui signifie tromper. La faute revient donc à une tromperie dont on est l'objet. On agit sous le coup d'une illusion. Du coup, on est plus loin de l'erreur, au sens étymologique du terme, c'est-à-dire l'errance: c'est la perte de points de repères. Or la passion répond bien à ce critère. On n'est donc plus tout à fait soi dans ce cas: la passion est dépossession de soi, de sa raison. C'est une autre force qui vous pousse à commettre la faute, par un certain ensorcellement de l'esprit. Dès lors, il devient presque nécessaire de la commettre.

C'est du moins la thèse défendue par Roland Barthes5. Au sujet de la Faute, il écrit en effet :

«Ainsi la tragédie est essentiellement procès de Dieu, mais procès infini, procès suspendu et retourné. Tout Racine tient dans cet instant paradoxal où l'enfant découvre que son père est maudit et veut pourtant rester son enfant. A cette contradiction il n'existe qu'une issue (et c'est la tragédie même) : que le fils prenne sur lui la faute du Père, que la culpabilité de la créature décharge la divinité. Le Père accable injustement : il suffira mériter rétroactivement ses coups pour qu'ils deviennent justes. La Sang est précisément le véhicule de cette rétroaction. On peut dire que tout héros tragique naît innocent : il se fait coupable pour sauver Dieu. La théologie racinienne est une rédemption inversée : c'est l'homme qui rachète Dieu. On voit maintenant quelle est la fonction du Sang (ou du Destin) : il donne à l'homme le droit d'être coupable. La culpabilité du héros est une nécessité fonctionnelle : si l'homme est pur, c'est Dieu qui est impur, et le monde se défait. Il est donc nécessaire que l'homme tienne sa faute, comme son bien le plus précieux : et quel moyen plus sûr d'être coupable que de se faire responsable de ce qui est hors de soi, avant soi?»
Pour comprendre, il faut replacer le texte de Racine dans son contexte qui est celui du xviiième siècle, autrement dit une époque où les querelles religieuses vont bon train, y compris au sein d'une même religion. Le grand siècle connaît deux grands modes de pensée différents: le jésuitisme et le jansénisme. En littérature, ces deux courants ont eu leurs représentants. Du côté des jésuites trône le vieux Corneille, dont les tragédies sont marquées par la croyance en un Dieu visible, qui se manifeste essentiellement par la grâce (Polyeucte notamment). Du côté janséniste font figure de maîtres le célèbre Pascal et... le jeune Racine. Cette école de pensée se résume à ces deux formules pascaliennes: deus absconditus et credo quia absurdum. La première formule définit la nature de Dieu, qui est un Dieu caché; d'où la seconde formule qui cette fois définit l'essence de la foi, je crois parce que c'est absurde. Comprenez: je crois parce qu'il n'y a rien à expliquer, il n'y a pas de preuve. Dieu existe, je le sais, mais je ne saurais le prouver ni dire où il est. Et cette conception de la foi en Dieu est manifeste dans toute l'oeuvre de Racine: comme l'écrit Marc Fumaroli, les héros cornéliens sont jésuites parce qu'ils sont touchés par la grâce; les héros raciniens en revanche sont jansénistes, car ils sont damnés et condamnés.

Toutefois, la formule de Pascal ne doit pas être mal interprétée. Quand il parle d'un Dieu caché, il ne veut pas dire qu'il est tantôt absent et tantôt présent, c'est-à-dire invisible à la plupart des hommes et visible seulement à ceux qui sont touchés par sa grâce. Bien au contraire, Pascal nous invite à penser un Dieu qui est à la fois toujours présent et toujours absent6. Voici la passage de Pascal auquel Goldmann fait référence :

« S'il n'avait jamais rien paru de Dieu, cette privation éternelle serait équivoque, et pourrait aussi bien se rapporter à l'absence de toute divinité, qu'à l'indignité où seraient les hommes de la connaître ; mais de ce qu'il paraît quelquefois, et non pas toujours, cela ôte l'équivoque. S'il paraît une fois, il est toujours ; et ainsi on n'en peut conclure, sinon qu'il y a un Dieu, et que les hommes en sont indignes. »
Ce que Pascal veut dire, c'est que Dieu est toujours, mais il ne paraît jamais à l'homme tragique. Car dès qu'il se manifeste au héros de la tragédie, ce dernier n'est plus tragique. Or c'est ce qui se passe dans le théâtre de Corneille : Polyeucte est touché par la grâce, et donc il meurt heureux. A la fin de la pièce, Polyeucte n'est plus tragique. Le choix de Racine est contraire : le personnage doit être tragique du début à la fin. Donc Dieu ne paraît jamais, bien qu'il soit certain qu'il puisse paraître à chaque instant de la vie sans qu'il le fasse effectivement.

Peut-être vous êtes-vous déjà demandé ce qui se serait passé si Phèdre avait succombé et Hippolyte cédé à ses avances... La réponse a été fournie au xixième siècle: Racine serait devenu Zola, et Phèdre Renée.

En effet, quand Zola écrit La Curée7, deuxième roman de la série des Rougon-Macquart, il veut faire un roman sur l'Or et sur la Femme. L'Or est traité par le biais du personnage de Saccard, qui fait fortune en spéculant pendant la période des grands travaux parisiens d'Haussmann. Saccard, de son vrai nom Aristide Rougon, épouse Renée Béraud du Châtel, alors qu'elle n'a que dix-neuf ans. Saccard avait déjà un fils d'une première union, Maxime, treize ans quand son père se remarie. Puis une dizaine d'années s'écoule: le collégien a grandi, Renée est devenue une mondaine. C'est alors qu'elle réalise qu'elle est éprise de Maxime depuis le début, quand est évoquée la possibilité de son mariage avec une riche héritière. Mais cette fois, les dieux (Zola en tout cas) ont voulu que Maxime éprouve une attirance pour Renée. Un soir, ils dînent dans un petit restaurant organisé en petites salles indépendantes les unes des autres. Étant seuls et proches, l'irrémédiable se produit. Le temps des amours dure quelques mois, jusqu'à ce que Saccard surprenne les deux amants. Maxime se marie avec sa fiancée et quitte Paris, laissant Renée seule. Elle ne tarde pas à mourir d'une méningite aiguë. Voilà pour le décor et l'histoire du roman.

Renée, c'est celle qui renaît: Phèdre 2, le retour. Non seulement elle aime son beau-fils, mais elle a aussi un lourd passé: Renée a été violée à l'âge de dix-neuf ans et elle est tombée enceinte: son honneur était réduit à néant. Elle est condamnée à une souffrance sans fin. Comme la reine antique, elle a un époux qu'elle voit peu et qui la laisse libre, notamment de prendre des amants. Mais Zola aime aussi rendre les choses évidentes. Le lien entre Renée et Phèdre est donc clairement évoqué dans le roman. Renée et Maxime un jour assistent à la mise en scène de la pièce de Racine:

«On donnait Phèdre. Il se rappelait assez son répertoire classique, elle savait assez d'italien pour suivre la pièce. Et même ce drame leur causa une émotion particulière, dans cette langue étrangère dont les sonorités leur semblaient, par moments, un simple accompagnement d'orchestre soutenant la mimique des acteurs. Hippolyte était un grand garçon pâle, très médiocre, qui pleurait son rôle.

--- Quel godiche! murmurait Maxime

Mais la Ristori, avec ses fortes épaules secouées par les sanglots, avec sa face tragique et ses gros bras, remuait profondément Renée. Phèdre était du sang de Pasiphaé, et elle se demandait de quel sang elle pouvait être, elle, l'incestueuse des temps nouveaux. Elle ne voyait de la pièce que cette grande femme traînant sur les planches le crime antique.Au premier acte, quand Phèdre fait à Oenone la confidence de sa tendresse criminelle; au second, lorsqu'elle se déclare, toute brûlante, à Hippolyte; et, plus tard, au quatrième, lorsque le retour de Thésée l'accable, et qu'elle se maudit, dans une crise de fureur sombre, elle emplissait la salle d'un tel cri de passion fauve, d'un tel besoin de volupté surhumaine que la jeune femme sentait passer sur sa chair chaque frisson de son désir et de son remords.

--- Attends, murmurait Maxime à son oreille, tu vas entendre le récit de Théramène. Il a une bonne tête, le vieux!

Et il murmura d'une voix creuse :

A peine nous sortions de Trézène, Il était sur son char...

Mais Renée, quand le vieux parla, ne regarda plus, n'écouta plus. Le lustre l'aveuglait, les chaleurs étouffantes lui venaient de toutes ces faces pâles tendues vers la scène. Le monologue continuait, interminable. Elle était dans la serre, sous les feuillages ardents, et elle rêvait que son mari entrait, la surprenait aux bras de son fils. Elle souffrait horriblement, elle perdait connaissance, quand le dernier râle de Phèdre, repentante et mourant dans les convulsions du poison, lui fit rouvrir les yeux. La toile tombait. Aurait-elle la force de s'empoisonner un jour? Comme son drame était mesquin et honteux à côté de l'épopée antique!»
8


La scène de l'inceste allait déjà dans ce sens:

«Et comme le jeune homme la prenait à bras-le-corps, elle dit avec son rire embarrassé et mourant: ``Voyons, laisse moi... Tu me fais mal.'' Ce fut le seul murmure de ses lèvres. Dans le grand silence du cabinet, où le gaz semblait flamber plus haut, elle sentit le sol trembler et entendit le fracas de l'omnibus des Batignolles qui devait tourner le coin du boulevard. Et tout fut dit. Quand ils se retrouvèrent côte à côte, assis sur le divan, il balbutia, au milieu de leur malaise mutuel: ``Bah ! ça devait arriver un jour ou l'autre.''»9
Notez la concision et la chute terrible de cette scène: tout est réduit à sa plus simple expression.

Le dernier point que j'aborderai sur Phèdre et son double Renée est tout simplement leur fin. Car toutes deux meurent, la première à la fin de la pièce, la seconde à la fin du roman.

Racine a réservé à Phèdre une mort noble. Car tout portait à croire que Phèdre se suiciderait. Et pourtant, elle ne mettra jamais fin à ses jours. C'est de honte et désespoir qu'elle meurt. En effet, après son échec retentissant face à Hippolyte, elle ne sait plus que faire. Et c'est alors que Thésée fait une entrée remarquée au iiiième acte. Phèdre a peur et se confie à OEnone, laquelle prend l'initiative d'accuser Hippolyte de porter un amour criminel envers Phèdre devant Thésée. Ce dernier la croit et en appelle à Poséidon pour punir son fils. Mais quand Phèdre apprend la mort d'Hippolyte, elle avoue tout à Thésée et exhale un dernier soupir:

« Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté,
Rend au jour, qu'ils souillaient, toute sa pureté. »
Un tout autre sort est réservé à Renée. Elle s'éteint dans une grande solitude. En outre, Zola ne lui accorde que deux lignes et la fait mourir d'une méningite aiguë.

L'abbé Mouret et le frère Archangias: deux figures du prêtre coupable

Le projet de Zola

Le roman La Faute de l'abbé Mouret est le cinquième de la longue série des Rougon-Macquart qui en comprend vingt. Dans chaque roman, Zola considère une partie de la société française du Second Empire. Dans La conquête de Plassans et La Faute de l'abbé Mouret, ce sont les membres du clergé catholique qui sont mis en scène. Le roman se déroule en trois parties:

On connaît de nombreux détracteurs à l'oeuvre de Zola. Vous pensez combien un roman qui met en scène un prêtre succombant à la passion amoureuse a outré les critiques bien-pensants. Rappelons en deux mots le contexte historique: nous sommes aux premières années de la République quand Zola entreprend de rédiger ce roman. L'ouvrage paraît en effet en 1874, à une date où certains pensent que la République est éphémère et où la plupart des dirigeants sont des notables catholiques, pour certains extrémistes, qui ne souhaitent qu'une chose : le retour d'un Bourbon ou d'un Orléans sur le trône. Dernier facteur d'irritation : tous ces nobles personnages, qui n'en ont que le titre, sont des opportunistes de première, qui quelques années auparavant ne juraient que par l'Empire. Autant dire que le personnel politique réserve un accueil plutôt froid à cet ouvrage qui ose s'attaquer à la religion catholique et sa collusion avec le pouvoir sous l'Empire.

Zola n'est guère ménagé par les instaurateurs de l'Ordre Moral qui prévaut alors: le duc de Broglie et Adolphe Thiers prônent un retour à une religion qui en fait n'en a que le nom. La presse, au service du régime, n'est pas en reste. La Revue de France écrit: «Ce roman, le plus immoral et le plus irréligieux de toute la série, en est aussi le plus médiocre.», quand la Revue bleue écrit: «Non, il n'y a là en réalité, ni un descendant des Rougon, ni un abbé. Il y a un animal mâle lâché au milieu des bois avec un animal femelle. Les écrivains catholiques suivent le mouvement.» Barbey d'Aurevilly explose: «C'est le naturalisme de la bête, mis sans honte et sans vergogne au-dessus du noble spiritualisme chrétien.»

Ce n'est donc pas un hasard si les félicitations sont venues des écrivains eux-mêmes. Flaubert le premier parle du livre en ces termes :  «Il y a dans ce livre des parties de génie, d'abord le caractère d'Archangias et la fin, le retour au Paradou.» Mallarmé est séduit par les magnificences de ce qu'il appelle «un poème d'amour et l'un des plus beaux qu'[il] connaisse et qui contient des pages qui sont véritablement sublimes.» Guy de Maupassant enfin l'a trouvé «fort beau et d'une puissance extraordinaire». Les journaux finiront d'ailleurs par être de cet avis, notamment après l'installation définitive de la République laïque.

Ce serait une erreur de croire, comme l'ont fait les critiques, que Zola s'attaque à la religion. Zola est anticlérical certes, mais il n'est pas pour autant athée. Ce qu'il condamne dans les Rougon-Macquart, c'est une religion catholique qui s'est dénaturée, aux deux sens du terme, en s'acoquinant (le mot n'est pas choisi au hasard) avec le pouvoir en place. Ce n'est pas à Dieu qu'il s'en prend, mais à ses représentants qui ne sont plus à la hauteur de leur fonction. Et il n'est pas le premier: pensez à Victor Hugo dans le fameux Te deum des Châtiments... Les Rougon-Macquart accueillent nombre de figures de prêtres vertueux, qui suscitent la sympathie de l'auteur.

De la sympathie, Zola en a pour Serge. Voici le résumé du roman qu'il prévoyait de faire :

«Un roman qui aura pour cadre les fièvres religieuses du moment et pour héros Lucien, le fils d'Octave Camoins, frère de Silvère, et d'une demoiselle Goiraud, Sophie. C'est dans ce Lucien que les deux branches de la famille se mêlent. Le produit est un prêtre. J'étudierai dans Lucien la grande lutte de la nature et de la religion. Le prêtre amoureux n'a jamais, selon moi, été étudié humainement. Il y a là un fort beau sujet de drame, surtout en plaçant le prêtre sous des influences héréditaires10.
Zola met donc le prêtre en face de ses désirs refoulés. Nous sommes en quelque sorte aux débuts de la psychanalyse...

L'abbé Mouret: un singulier parcours

Si Serge succombe dans la seconde partie du roman à la tentation, c'est parce qu'il n'a pas eu de chance depuis sa naissance. C'est ce que Zola veut nous faire comprendre dans la première partie du roman. Zola, comme nombre de ses contemporains, estime qu'être prêtre est une condition contre nature, et par là même, difficilement tenable. S'agit-il pour autant d'un signe de dégénérescence, comme de virulents anticléricaux l'ont dit ? Zola ne va pas jusque là, même si l'on pourrait le penser, puisque le projet de Zola est de représenter une famille qui se transmet une tare de génération en génération ; Serge n'y échappe pas. Serge est un individu faible, chétif, sans grande ambition dans la vie. Il se soumet d'autant plus facilement aux plans de carrière que ses proches conçoivent pour lui. Comme l'écrit Zola, «Serge est un affaiblissement, il est prédestiné à la prêtrise, à être eunuque, par le sang, par la race et l'éducation.» Dans l'ébauche, Zola se fait plus explicite: il veut raconter «l'histoire d'un homme frappé dans sa virilité par une éducation première, devenu être neutre, se réveillant homme à vingt-cinq ans, dans les sollicitations de la nature, mais retombant fatalement à l'impuissance.»

Pour comprendre le parcours de Serge, il faut considérer ses vingt premières années, qui nous sont narrées dans le roman qui précède immédiatement le nôtre, à savoir La conquête de Plassans. Ses parents, le couple Mouret, sont d'assez basse condition. Ils ont une petite affaire à Marseille qui les fait vivre jusqu'à ce qu'ils se retirent dans leur village natal, Plasssans. C'est là qu'ils tombent sous la coupe de l'abbé Faujas, type même du religieux corrompu et ambitieux, aspirant pouvoir et prêt à toutes les bassesses pour y arriver. Il parviendra à s'imposer dans le ménage, le ruinera et causera sa perte. Mouret, devenu fou, met le feu à sa maison et y périt avec son épouse et l'abbé maléfique. Avant ce drame, l'abbé avait tant d'influence sur les parents qu'il décida de l'avenir de leurs enfants, et en particulier de celui de Serge. Ce dernier est envoyé tout jeune au séminaire. Il y découvre Dieu et surtout la Vierge. Il se consacre à la religion et trouve un certain réconfort dans les études théologiques, dans lesquelles il met tout son zèle. Devenu prêtre, il choisit d'exercer dans un petit village de Provence. Serge n'a donc pas choisi son avenir, et c'est cela précisément que Zola a du mal à accepter. En effet, il ne s'attaque pas aux prêtres qui croient en ce qu'ils font, qui ont la foi, mais ceux qui se disent hommes de Dieu pour pouvoir bénéficier de maints avantages ou ceux qui se retrouvent à devoir respecter des règles auxquelles ils ne croient pas du fond de leur coeur, mais qui se les sont vu imposer.

L'adolescence qu'a vécue Serge a profondément perturbé le jeune homme, car il a été privé de toute présence féminine. Il a perdu sa mère et son entrée au séminaire l'a empêché de voir toute jeune fille. Néanmoins il y rencontre une figure féminine: Marie. Mais il est incapable de faire la différence entre la femme-mère, la femme-soeur (Désirée étant un peu simple, elle ne peut remplir ce rôle de soeur), la femme-amante et la femme-sainte. Marie devient la synthèse de toutes ces femmes et Serge lui voue une adoration plus qu'ambiguë:

«Les lèvres balbutiantes, Mouret regardait la grande Vierge. Il la voyait venir à lui, du fond de sa niche verte, dans une splendeur croissante. Ce n'était plus un clair de lune roulant à la cime des arbres. Elle lui semblait vêtue de soleil, elle s'avançait majestueusement, glorieuse, colossale, si toute-puissante, qu'il était tenté, par moments, de se jeter la face contre terre, pour évite le flamboiement de cette porte ouverte sur la ciel. Alors, dans cette adoration de tout son être, qui faisait expirer les paroles sur sa bouche, il se souvint du dernier mot de Frère Archangias comme d'un blasphème. Souvent le Frère lui reprochait cette dévotion particulière à la Vierge, qu'il disait être un véritable vol fait à la dévotion de Dieu. Mais l'abbé Mouret résistait, se prosternait, tâchait d'oublier les rudesses du Frère.Il n'avait plus que ce ravissement dans la pureté immaculée de Marie, qui le sortit de la bassesse où il cherchait à s'anéantir. Lorsque, seul en face de la grande Vierge dorée, il s'hallucinait jusqu'à la voix se pencher pour lui donner ses bandeaux à baiser, il redevenait très jeune, très bon, très fort, très juste, tout envahi d'une tendresse. [...] Heure de volupté divine. Les livres de dévotion à la Vierge brûlaient entre ses mains. Ils lui parlaient une langue d'amour qui fumaient comme un encens. Marie n'était plus l'adolescente voilée de blanc, les bras croisés, debout à quelques pas de son chevet; elle arrivait au milieu d'une splendeur, telle que Jean la vit, vêtue de soleil, couronnée de douze étoiles, ayant la lune sous les pieds ; elle l'embaumait de sa bonne odeur, l'enflammait du désir du ciel, le ravissait jusque dans la chaleur des astres flambant à son front. Il se jetait devant elle, se criait son esclave ; et rien n'était plus doux que ce mot d'esclave, qu'il répétait, qu'il goûtait davantage, sur sa bouche balbutiante, à mesure qu'il s'écrasait à ses pieds, pour être sa chose, son rien, la poussière effleurée du vol de sa robe bleue. Il disait, avec David: ``Marie est faite pour moi.'' Il ajoutait, avec l'évangéliste : ``Je l'ai prise pour tout mon bien.' Il la nommait : ``Ma chère maîtresse'', manquant de mots, arrivant à un babillage d'enfant et d'amant, n'ayant plus que le souffle entrecoupé de sa passion.»11
Tels sont les sentiments ambigus qui habitent le coeur de Serge. Il est à ce point obsédé par l'image de la Vierge et par ses mélancoliques souvenirs d'enfance qu'il sombre dans le mysticisme. La fièvre le gagne. C'est alors que son oncle Pascal, médecin, l'emmène dans la propriété de Jeanbernat, qui possède un jardin appelé dans le pays le Paradou, pour qu'il se repose et se soigne.

C'est dans le Paradou qu'il rencontre la nièce de l'intendant, Albine. C'est elle qui se chargera d'initier Serge à la vie amoureuse, aux plaisirs des sens. Elle lui fera découvrir ce qu'est la femme. Albine est un personnage qui se caractérise par son innocence, comme l'indique son prénom. Albine vient de albus en latin, qui signifie blanc. C'est la naïveté (au sens positif) incarnée, nouveau Candide en quelque sorte (candidus signifiant aussi blanc). Je sais que Zola n'est pas réputé pour sa finesse, mais sachez qu'il pensait au début l'appeler Blanche (notez l'effort déployé). Laissons Zola parler de son personnage: «Elle est toute neuve, quand elle se perd dans le paradis avec Serge. Elle l'y promène et l'y instruit. La femme aide la nature; elle est tentatrice. Cette deuxième partie n'est qu'une longue étude du réveil de l'humanité.» Albine est tentatrice, mais à son insu en quelque sorte. Elle n'a pas de notion du péché: son oncle est athée, elle ne sait même pas ce qu'est un prêtre. Pour elle, Serge est un jeune homme comme un autre. Elle fait davantage figure d'initiatrice: elle vit depuis enfant dans le jardin du Paradou, elle connaît les secrets de la nature, elle a appris à jouir de ses sens. C'est cela qu'elle veut apprendre à Serge. Contrairement à ce que disent certains critiques, ce roman n'est pas un éloge de la débauche. L'acte sexuel n'a lieu qu'à la fin de la deuxième partie. Serge quitte le Paradou deux chapitres plus loin. Zola n'insiste donc guère sur cet acte qui dans tout le roman ne représente qu'une dizaine de lignes. Beaucoup plus développée est la description du jardin et ce qu'y découvre Serge.

Peut-on alors parler de faute? Il n'y a faute que lorsqu'il y a norme préétablie. Celle-ci existe: les relations sexuelles, ce n'est pas un scoop, sont interdites à tout prêtre. Mais Serge est-il encore prêtre dans la deuxième partie du roman? Il est à ce moment-là amnésique. Il ne se souvient plus de son serment, de ses engagements. A-t-il alors fauté? Aux yeux d'Archangias, il n'y a pas de doute: il a osé forniquer (le terme n'est pas exagéré) avec cette créature monstrueuse qu'est la femme. Mais sa haine de la femme l'obsède jusqu'à l'aveugler... En effet, Serge n'a jamais fait preuve de concupiscence. Cet acte est l'occasion pour lui de réaliser qui il est et ce qu'il est. Il avait besoin de faire cette expérience pour retrouver la foi, pour guérir de l'adoration maladive qu'il vouait à la Vierge. Cette aventure lui fait retrouver les voies du Seigneur.

Toutefois, il y a un grand changement dans sa foi. Il délaisse le culte de la Vierge Marie pour célébrer celui de Jésus. Tout d'abord, c'est un retour à une figure masculine: Serge n'attend plus rien de la femme, il n'a plus d'illusions. Mais Jésus, c'est aussi l'Agneau de Dieu, c'est-à-dire celui qui est venu pour racheter nos péchés, il a expié pour nous en montant sur la croix. Il est le Rédempteur. C'est donc naturellement vers lui que Serge cherche le salut de son âme, car il a pris conscience qu'il a commis un acte irréversible. Son retour à l'état de prêtre le contraint à voir en son acte un péché de chair. Quelque chose néanmoins m'a frappé quand j'ai lu les monologues de Serge s'adressant à Jésus. Il n'est presque jamais question du Christ, mais seulement de Jésus. Comment interpréter cette attitude? C'est certainement parce que Serge s'adresse non pas à Dieu, mais à un homme qui a souffert comme lui souffre. Jésus, selon Serge, est plus à même de comprendre les hommes, parce qu'il a vécu une vie d'homme. Peut-être aussi Serge hésite-t-il à s'adresser à Dieu, par honte ou par peur... Le fait est qu'il adresse ses prières presque exclusivement à Jésus, dont il se sent proche, ce que nous révèle le tutoiement, alors que le vouvoiement l'emportait quand il s'adressait à la Vierge. La foi de Serge connaît donc une mutation profonde.

Que devient Albine dans cette histoire? Serge a décidé de renoncer définitivement à elle. Il quitte le Paradou malgré ses pleurs. Leur dernière entrevue se fera dans l'église. Comme l'écrit Zola dans ses dossiers préparatoires:

«Dans la troisième partie, c'est Blanche qui prend la direction de l'action. La femme s'éveille en elle avec une puissance sauvage. Elle veut Serge, il lui appartient. Toute la brutalité de la nature qui va quand même à la génération, malgré l'obstacle. Une inconscience absolue, Ève sans aucun sens social, sans morale apprise, la bête humaine amoureuse. Seulement, Blanche éveillée par la passion, dans sa soif de connaître, ne trouve plus dans la nature que des sollicitations brûlantes, des besoins que Serge ne contente plus.»
C'est ainsi que Serge reste froid aux soupirs d'Albine. Voici deux répliques courtes, mais essentielles: «--- Entends-tu, Serge? Tu es à moi! [...] --- Non, vous vous trompez, je suis à Dieu.»12

Petit commentaire de texte: les deux personnages ne se parlent pas sur le même ton. Ils ne se comprennent plus. Cette idée est mise en exergue par l'emploi des pronoms: Albine utilise le pronom de deuxième personne, le tu de la proximité amoureuse. Serge en revanche la vouvoie, créant ainsi une distance, celle du prêtre parlant à ses fidèles. La froideur s'oppose à la chaleur, l'ardeur d'Albine, ce qui est mis en valeur par le décor: dans tout le roman, l'église est présentée comme petite et froide. Notez enfin que la réplique d'Albine s'achève en exclamation, ultime appel de désespoir, tandis que le prêtre répond avec affirmation, sûreté, fermeté. Il est désormais conscient de sa condition, il est habité par le repentir:

« J'ai péché, je n'ai pas d'excuse. Je fais pénitence de ma faute, sans espérer de pardon. Si j'arrachais mon vêtement, j'arracherais ma chair, car je me suis donné à Dieu tout entier, avec mon âme, avec mes os. Je suis prêtre.»13
Albine part et ne reviendra jamais. Elle retourne dans le jardin où elle meurt de désespoir, parmi les fleurs, avec l'enfant qu'elle portait. Mais aucun des deux ne le savait: c'est le docteur Pascal qui s'en rend compte lorsqu'il examine la morte. Comble de l'ironie, c'est l'abbé Mouret qui est chargé de procéder à l'enterrement d'Albine. C'est sur cet épisode que se clôt le roman, avec cette terrible réplique de Désirée, la soeur de Serge: «Serge! Serge ! cria-t-elle plus fort, en tapant des mains, la vache a fait un veau !» La vie continue...

Le frère Archangias

C'est certainement le personnage le mieux réussi du roman. Flaubert et Maupassant sont d'accord pour dire que ce personnage est  magnifique. Au sens littéraire, et non moral! Car c'est un individu de la pire espèce. Le pire, c'est que frères de ce genre ont réellement existé sous le Second Empire, faisant de Dieu leur instrument de domination des esprits peu éclairés. Frère Archangias est un frère des Écoles Chrétiennes qui a mal tourné, pour dire les choses simplement.

Tout d'abord, c'est un homme peu avenant. Il n'aime personne. Un jour que Désirée rapporte un nid de merle, voici ce qu'il en dit: «J'espère qu'on ne va pas garder ces oiseaux. Ça porterait malheur... Il faut leur tordre le cou.» Quant à sa tenue, elle en dégoûte plus d'un: «Et il partit en courant, son rabat sale volant sur l'épaule, sa grande soutane graisseuse arrachant les chardons.»14 Il jure comme un charretier, et quand il s'invite chez les gens, c'est pour bâfrer, engloutissant les pommes de terre en une bouchée...

Quant à ses positions religieuses, c'est devenu un vrai fanatique, un digne héritier de l'Inquisition. Il traque le moindre péché, il est obsédé par la faute, toute sa vie n'est qu'amertume et suspicion. Pour faire simple, son nom est amplement ironique: il se veut archange, luttant contre le démon, mais il ne saurait en avoir la grandeur et la sainteté. Il y aura toujours entre lui et Gabriel la distance de ce suffixe en as, dont je n'ai pas besoin de rappeler la signification...

Mais c'est surtout sa haine de la femme qui le caractérise. Il l'exècre, l'abhorre à un point tel qu'il en vient à vouloir un grand génocide: «Elles ont la damnation dans leurs jupes. Des créatures bonnes à jeter au fumier, avec leurs saletés qui empoisonnent! Ça serait un fameux débarras, si l'on étranglait toutes les filles à leur naissance.» Mais plus grave, cette haine va jusqu'à nier la Sainteté de la Vierge Marie. À ses yeux, Dieu s'est lui-même souillé en s'incarnant dans le ventre de Marie:

« Souvent le Frère lui reprochait cette dévotion particulière à la Vierge, qu'il disait être un véritable vol fait à la dévotion de Dieu. Selon lui, cela amollissait les âmes, enjuponnait la religion, créait toute une sensiblerie pieuse indigne des forts. Il gardait rancune à la Vierge d'être femme, d'être belle, d'être mère; il se tenait en garde contre elle, pris de la crainte sourde de se sentir tenté par sa grâce, de succomber à sa douceur de séductrice. Elle vous mènera loin! avait-il crié un jour au jeune prêtre, voyant en elle un commencement de passion humaine, une pente aux délices des beaux cheveux châtains, des grands yeux clairs, du mystère des robes tombant du col à la pointe des pieds. C'était la révolte d'un saint, qui séparait violemment la Mère du Fils, en demandant comme celui-ci:  Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?»15
Cette description donne toutes les clefs pour comprendre le caractère du personnage. S'il voue une telle haine au genre féminin, c'est qu'il n'est pas sûr de lui, de sa foi. Il redoute d'être mis à l'épreuve, et donc tente par tous les moyens de créer une distance. En résumé, c'est un grand lâche, dont la foi est plus que douteuse. Il a peur de succomber à la tentation, car il est profondément frustré. Maupassant l'a bien compris en citant Zola: Archangias « pu[e] lui-même l'odeur d'un bouc qui ne se serait jamais satisfait»16.

Ce portrait peu élogieux vous montre combien Zola détestait ce personnage. Il y a fort à parier que si Serge n'avait pas commis la faute, il serait devenu comme le Frère, aigri par l'existence et surtout complètement frustré. Mais Zola a de la sympathie pour Serge, et ce dernier trouvera le pardon auprès de ses paroissiens. Le Frère en revanche suscite l'antipathie générale. Il est clairement considéré comme le responsable de la mort d'Albine. Aussi Zola lui a-t-il réservé dans le roman une terrible humiliation. L'oncle d'Albine en effet vient à l'enterrement de sa nièce, célébré par l'abbé Mouret assisté du Frère. Jeanbernat, surnommé le Philosophe, s'approche des hommes de Dieu et voici ce qu'il fait:

«Quand il se fut avancé, il demeura debout derrière Frère Archangias, dont il sembla un instant couver la nuque des yeux. Puis, comme l'abbé Mouret achevait les oraisons, il tira tranquillement un couteau de sa poche, l'ouvrit et... »
Suspense. Que va-t-il faire? On s'attend à un massacre... Mais la mort eût été trop facile : Frère Archangias n'a pas le droit de mourir, il doit payer pour le mal qu'il a fait. Jeanbernat choisit donc de l'humilier en public :

«... abattit, d'un seul coup, l'oreille du Frère. Personne n'avait eu le temps d'intervenir. Le Frère poussa un hurlement. ``La gauche sera pour une autre fois'', dit paisiblement Jeanbernat en jetant l'oreille par terre. Et il repartit. La stupeur fut telle, qu'on ne le poursuivit même pas. Frère Archangias s'était laissé tomber sur le tas de terre fraîche retirée du trou.»
Tel fut le châtiment humiliant réservé à Frère Archangias...

Le pardon en revanche est accordé à l'abbé Mouret. Après son retour à la religion, sa pénitence, il obtient le droit de prêcher à nouveau. Il parvient à renoncer à sa passion pour Albine. Il a même été purgé de cette passion, il est redevenu un homme dévoué au Seigneur. Et pourtant... ce n'est pas aussi simple. C'est là que le titre que Zola a donné à son roman, en apparence banal, dévoile toute son ambiguïté. Si tant de critiques se sont trompés sur le livre, c'est qu'ils y ont lu ce qu'ils voulaient lire. Un prêtre qui faute, ce ne peut être qu'une faute d'ordre sexuel. Il a rompu ses engagements sacerdotaux, il a cédé aux plaisirs de la chair, etc... Mais est-ce vraiment de cette faute-là dont il est question dans tout le roman? C'est à la fin d'un roman qu'on comprend le sens général de l'oeuvre. Lorsque Serge revient à la religion, le pardon lui est accordé, pour une faute dont finalement il n'était pas conscient... En revanche, il est parfaitement conscient quand il abandonne une jeune femme en détresse. La véritable faute de l'abbé Mouret, ce n'est pas d'avoir eu une relation intime avec Albine, c'est de l'avoir délaissée au moment où elle avait le plus besoin de lui. Sa faute, c'est de ne pas avoir prêté assistance à une personne qu'il savait fragile psychologiquement. C'est donc sa fonction même de prêtre qu'il a renié en quelque sorte l'espace d'un instant... Et l'expiation pour cette faute sera terrible: jamais Serge ne sera heureux, il s'en voudra jusqu'à la fin, et mourra rapidement de phtisie.

La réécriture du jardin d'Éden: la serre de La Curée et le Paradou de La Faute de l'abbé Mouret

Des lieux mystérieux

Zola est connu pour avoir été le chef de file d'un courant littéraire appelé le naturalisme, qui est une expression aboutie du réalisme. Comme son nom l'indique, le but avoué est de faire une description la plus proche possible de la nature, essentiellement de la nature humaine. Mais il s'agit aussi de descriptions de paysages. Mais comme souvent, les théoriciens ne sont pas les meilleurs représentants de leurs théories. C'est ainsi que Zola ne se contente pas d'une description neutre de certains paysages, mais ceux-ci ont toujours une valeur, une fonction dans le roman. Ils sont souvent un facteur déclencheur d'une action. C'est le cas dans les deux espaces qui m'intéressent ici: la serre de La Curée et le Paradou de La Faute de l'abbé Mouret.

Comme souvent chez Zola, les paysages jouent un rôle majeur: ici, ce sont les lieux qui poussent à la faute, mais j'y reviendrai plus tard. Commençons par un rapide aperçu. On pourrait penser, à la lecture des termes de serre et jardin, à des espaces organisés, dont la main de l'homme aurait pris soin. Mais ce n'est pas le choix que fait Zola, car son propos est de montrer la toute-puissance de la Nature. Ces espaces sont dont des espaces vierges, où la nature est dans son expression la plus sauvage. On n'est pas loin d'une cacophonie visuelle: c'est Capharnaüm sans toutefois être Sodome ni Gomorrhe. Voici un aperçu de la serre :

« Mais un des charmes de ce jardin d'hiver était, aux quatre coins, des antres de verdure, des berceaux profonds, que recouvraient d'épais rideaux de lianes. Des bouts de forêts vierge avaient bâti, en ces endroits, leurs murs de feuilles, leurs fouillis impénétrables de tiges, de jets souples s'accrochant aux branches, franchissant le vide d'un vol hardi, retombant de la voûte comme des glands de tentures riches. Un pied de Vanille, dont les grosses mûres exhalaient des senteurs pénétrantes, courait sur la rondeur d'un portique garni de mousse ; les Coques du Levant tapissaient les colonnettes de leurs feuilles rondes ; les Bauhinia, aux grappes rouges, les Quisqualus, dont les fleurs pendaient comme des colliers de verroterie, filaient, se coulaient, se nouaient, ainsi que des couleuvres minces, jouant et s'allongeant sans fin dans le noir des verdures.»17
J'ai choisi ce passage pour vous montrer cet enchevêtrement des plantes mais aussi le fait que tous nos sens sont convoqués. Et, le plus important de tout, la Nature est représentée vivante. Les plantes en effet sont sujets de verbes d'actions, voire comparées à des animaux.

Quant au Paradou, il n'est guère entretenu: «C'était une débauche telle de feuillages, une marée d'herbes si débordante, qu'il était comme dérobé d'un bout à l'autre, inondé, noyé.Rien que des pentes vertes, des tiges ayant des jaillissements de fontaine, des masses moutonnantes, des rideaux de forêts hermétiquement tirés, des manteaux de plantes grimpantes traînant à terre, des volées de rameaux gigantesques s'abattant de tous côtés. A peine pouvait-on, à la longue, reconnaître sous cet envahissement formidable de la sève l'ancien dessin du Paradou. En face, dans une sorte de crique immense, devait se trouver le parterre, avec ses bassins effondrés, ses rampes rompues, ses escaliers déjetés, ses statues renversées dont on apercevait les blancheurs au fond des gazons noirs. Plus loin, derrière la ligne bleue d'une nappe d'eau, s'étalait un fouillis d'arbres fruitiers ; plus loin encore, une futaie enfonçait ses dessous violâtres, rayés de lumière, une forêt redevenue vierge, dont les cimes se mamelonnaient sans fin, tachées du vert jaune, du vert pâle, du vert puissant de toutes les essences.» Le Paradou est le symbole de la victoire de la Nature sur les hommes...

Toutefois, ces lieux, si tous deux provoqueront l'acte sexuel, n'agissent pas de la même manière sur les personnages. Car il est une différence fondamentale entre les deux, qui n'a l'air de rien et qui pourtant est essentielle.

En effet, la serre est un espace intérieur et c'est donc le lieu de la tragédie: dans la tragédie classique, il est impensable que la scène se déroule à l'extérieur. L'espace doit être confiné, étouffant, conduisant inexorablement à la mort. La serre obéit à cette idée. Elle étourdit Renée, la précipite dans un désir insensé. La serre est un espace entièrement consacré au rut de la Nature:

«Un amour immense, un besoin de volupté, flottait dans cette nef close, où bouillait la sève ardente des tropiques. La jeune femme était prise dans ces noces puissantes de la terre, qui engendraient autour d'elle ces verdures noires, ces tiges colossales ; et les couches âcres de cette mer de feu, cet épanouissement de forêt, ce tas de végétations, toutes brûlantes des entrailles qui les nourrissaient, lui jetaient des effluves troublants, chargés d'ivresse. À ses pieds, le bassin, la masse d'eau chaude, épaissie par les sucs des racines flottantes, fumait, mettait à ses épaules un manteau de vapeurs lourdes, une buée qui lui chauffait la peau, comme elle sentait le jet des Palmiers, les hauts feuillages secouant leur arôme. Et plus que l'étouffement chaud de l'air, plus que les clartés vives, plus que les fleurs larges, éclatantes, pareilles à des visages riant ou grimaçant entre les feuilles, c'étaient surtout les odeurs qui la brisaient.»
La serre est un lieu qui pousse à l'amour, mais à un amour malsain, vicié de l'intérieur: «Un parfum indéfinissable, fort, excitant, traînait, fait de mille parfums : sueurs humaines, haleines de femmes, senteurs de chevelure ; et des souffles doux et fades jusqu'à l'évanouissement, étaient coupés par des souffles pestilentiels, rudes, chargés de poisons. Mais, dans cette musique étrange des odeurs, la phrase mélancolique qui revenait toujours, dominant, étouffant les tendresses de la Vanille et les acuités des Orchidées, c'était cette odeur humaine, pénétrante, sensuelle, cette odeur d'amour qui s'échappe le matin de la chambre close de deux jeunes époux.»18

En revanche, le Paradou est un espace ouvert, en plein air. L'air n'est pas aussi chargé, aussi étouffant que dans la serre. Le soleil y a sa place: le lieu est baigné de lumière.

« Une mer de verdure, en face, à droite, à gauche, partout. Une mer roulant sa houle de feuilles jusqu'à l'horizon, sans l'obstacle d'une maison, d'un pan de muraille, d'une route poudreuse. Une mer déserte, vierge, sacrée, étalant sa douceur sauvage dans l'innocence de la solitude. Le soleil seul entrait là, se vautrait en nappe d'or sur les prés, enfilait les allées de la course échappée de ses rayons, laissait pendre à travers les arbres ses fins cheveux flambant, buvait aux sources d'une lèvre blonde qui trempait l'eau d'un frisson. Sous ce poudroiement de flammes, le grand jardin vivait avec une extravagance de bête heureuse, lâchée au bout du monde, loin de tout, libre de tout.»
C'est donc le lieu parfait pour une idylle, pour un amour pur et innocent.

Ces lieux de végétation luxuriante cependant cachent un terrible secret: la vie débordante des plantes n'est qu'apparence, illusion. Dessous, c'est la mort qui domine. La verdure donne un sentiment de sécurité, elle attire, elle séduit pour mieux ensorceler et provoquer la perte de sa proie. C'est évident dans le cas de la serre, moins dans le cas du jardin. Pourtant, c'est ainsi que Serge, qui a retrouvé la foi, perçoit le Paradou. De fait, Serge oppose deux conceptions de la vie et de la mort. D'un côté la vie illusoire qui n'est que désolation, et de l'autre, la mort qui ouvre sur la vie éternelle. C'est en ces termes qu'il s'adresse à Albine dans son église:



«Tu avais raison, c'est la mort qui est ici, c'est la mort que je veux, la mort qui délivre, qui sauve de toutes les pourritures... Entends-tu? Je nie la vie, je la refuse, je crache sur elle. Tes fleurs puent, ton soleil aveugle, ton herbe donne la lèpre à qui s'y couche, ton jardin est un charnier où se décomposent les cadavres des choses. La terre sue l'abomination. Tu mens quand tu parles d'amour, de lumière, de vie bienheureuse, au fond de ton palais de verdure. Il n'y a chez toi que des ténèbres. Tes arbres distillent un poison qui change les hommes en bêtes; tes taillis sont noirs du venin des vipères; tes rivières roulent la peste sous leurs eaux bleues. Si j'arrachais à ta nature sa jupe de soleil, sa ceinture de feuillage, tu la verrais hideuse comme une mégère, avec des côtes de squelette, toute mangée de vices...Et même quand tu dirais vrai, quand tu aurais les mains pleines de jouissances, quand tu m'emporterais sur un lit de roses pour m'y donner le rêve du paradis, je me défendrais plus désespérément contre ton étreinte. C'est la guerre entre nous, séculaire, implacable. Tu vois, l'église est bien petite; elle est laide, elle a un confessionnal et une chaire de sapin, un baptistère de plâtre, des autels faits de quatre planches, que j'ai repeints moi-même. Qu'importe! Elle est plus grande que ton jardin, que la vallée, que toute la terre. C'est une forteresse redoutable que rien ne renversera. Les vents, et le soleil, et les forêts, et les mers, tout ce qui vit, aura beau lui livrer assaut, elle restera debout, sans même être ébranlée. Oui, que les broussailles grandissent, qu'elles secouent les murs de leurs bras épineux, et que des pullulements d'insectes sortent des fentes du sol pour venir ronger les murs, l'église, si ruinée qu'elle soit, ne sera jamais emportée dans ce débordement de la vie! Elle est la mort inexpugnable... Et veux-tu savoir ce qui arrivera, un jour? La petite église deviendra si colossale, elle jettera une telle ombre, que toute la nature crèvera. Ah! la mort, la mort de tout, avec le ciel béant pour recevoir nos âmes, au-dessus des débris abominables du monde!»19


Des lieux de perdition

Quand Zola entreprend de décrire le Paradou, il a une idée en tête. C'est bien une réécriture du Paradis qu'il nous propose. J'en entends certains dire: il ne s'est pas vraiment creusé les méninges pour trouver le nom du jardin. Certes, mais les noms chez Zola sont toujours le fruit d'une longue réflexion, croyez-le. Car si la filiation de Paradou avec paradis est évidente, tout l'art de Zola a été de rajouter ce son ou à la fin. Claudel disait que tout le génie de Flaubert résidait dans le seul fait d'avoir rajouté un m au nom de l'héroïne éponyme de Salammbô. Pour Zola, c'est pareil. Car ce seul son revêt nombre de significations insoupçonnées. En voici deux essentielles. Zola tout d'abord est un auteur provençal (il a passé son enfance à Aix-en-Provence) et il situe l'action de son roman dans cette belle région: dès lors, le mot Paradou prend une sonorité provençale, méditerranéenne, celle du pistou et du Lavandou. On entendrait chanter les cigales... Et surtout, le Paradou est un doux paradis. C'est la douceur de l'aube, de la brise dans les feuillages... Mais, vous le savez, ce qui caractérise le Paradis dans la Bible, c'est qu'il ne dure pas. Or Adam et Ève sont chassés du Paradis parce qu'ils ont goûté au fruit interdit, la fameuse pomme de l'arbre de connaissance. Ce thème de l'arbre, Zola ne pouvait en faire abstraction. Il y a en effet au coeur du Paradou un arbre imposant, mystérieux, qui n'est pas sans rappeler le séjour d'un certain serpent...

«C'était, au centre, un arbre noyé d'une ombre si épaisse, qu'on ne pouvait en distinguer l'essence. Il avait une taille géante, un tronc qui respirait comme une poitrine, des branches qu'il étendait au loin, pareilles à des membres protecteurs. Il semblait bon, robuste, puissant, fécond; il était le doyen du jardin, le père de la forêt, l'orgueil des herbes, l'ami du soleil qui se levait et se couchait chaque jour sur sa cime. De sa voûte verte, tombait toute la joie de la création: des odeurs de fleurs, des chants d'oiseaux, des gouttes de lumière, des réveils frais d'aurore, des tiédeurs endormies de crépuscule. Sa sève avait une telle force, qu'elle coulait de son écorce; elle le baignait d'une buée de fécondation : elle faisait de lui la virilité même de la terre. Et il suffisait à l'enchantement de la clairière. Les autres arbres, autour de lui, bâtissaient le mur impénétrable qui l'isolait au fond d'un tabernacle de silence et de demi-jour; il n'y avait là qu'une verdure, sans un coin de ciel, sans une échappée d'horizon, qu'une rotonde, drapée partout de la soie attendrie des feuilles, tendue à terre, du velours satiné des mousses. On y entrait comme dans le cristal d'une source, au milieu d'une limpidité verdâtre, nappe d'argent assoupie sous un reflet de roseaux. Couleurs, parfums, sonorités, frissons, tout restait vague, transparent, innomé, pâmé d'un bonheur allant jusqu'à l'évanouissement des choses. Une langueur d'alcôve, une lueur de nuit d'été mourant sur l'épaule nue d'une amoureuse, un balbutiement d'amour à peine distinct, tombant brusquement à un spasme muet, traînaient dans l'immobilité des branches, que pas un souffle n'agitait. Solitude nuptiale, toute peuplée d'êtres derrière des rideaux tirés, dans un accouplement ardent, la nature assouvie aux bras du soleil. Par moments, les reins de l'arbre craquaient; ses membres se roidissaient comme ceux d'une femme en couches; la sueur de vie qui coulait de son écorce pleuvait plus largement sur les gazons d'alentour, exhalant la mollesse d'un désir, noyant l'air d'abandon, pâlissant la clairière d'une jouissance. L'arbre alors défaillait avec son ombre, ses tapis d'herbe, sa ceinture d'épais taillis. Il n'était plus qu'une volupté. [...]  L'air a le goût d'un fruit, murmura Albine.»20
Le Frère Archangias est investi par l'auteur du pouvoir de décrypter la réalité. Plus exactement, il est chargé d'interpréter le Paradou avec la grille de lecture biblique. Telle est la teneur des paroles qu'il adresse à Serge. Prêtez attention aux termes à connotation religieuse:

« Vous avez désobéi à Dieu, vous avez tué votre paix. Toujours la tentation vous mordra de sa dent de flamme, et désormais vous n'aurez plus votre ignorance pour la combattre... C'est cette gueuse qui vous a tenté, n'est-ce pas? Ne voyez-vous pas la queue du serpent se tordre parmi les mèches de se ses cheveux? Elle a des épaules dont la vue seule donne un vomissement... Lâchez-la, ne la touchez plus, car elle est le commencement de l'enfer... Au nom de Dieu, sortez de ce jardin!»21
La serre comme le Paradou, j'ai tenté de le démontrer, sont des lieux propices à la faute, et ce pour différentes raisons: air empoisonné de la serre et décor édénique du Paradou. Il était donc plus que prévisible que les deux couples y succombent finalement. Mais l'acte sexuel intéresse peu Zola: ce qu'il veut plutôt montrer, c'est la communion entre les êtres et la nature. L'acte humain est donc suggéré par le rut de la nature. Et c'est une constante dans ces romans. Mais laissons la parole à notre auteur, qui écrit dans La Curée:

«Et c'était surtout dans la serre que Renée était l'homme. La nuit ardente qu'ils y passèrent fut suivie de plusieurs autres. La serre aimait, brûlait avec eux. Dans l'air alourdi, dans la clarté blanchâtre de la lune, ils voyaient le monde étrange des plantes qui les entouraient se mouvoir confusément, échanger des étreintes. [...] Maxime et Renée, les sens faussés, se sentaient emportés dans ces noces puissantes de la terre. Le sol, à travers la peau d'ours, leur brûlait le dos, et, des hautes palmes, tombaient sur eux des gouttes de chaleur. La sève qui montait aux flancs des arbres les pénétrait, eux aussi, leur donnait des désirs fous de croissance immédiate, de reproduction gigantesque. Ils entraient dans le rut de la serre. C'était alors, au milieu de la lueur pâle, que des visions les hébétaient, des cauchemars dans lesquels ils assistaient longuement aux amours des Palmiers et des Fougères; les feuillages prenaient des apparences confuses et équivoques, que leurs désirs fixaient en images sensuelles. [...] Renée n'était plus qu'une fille brûlante de la serre. Ses baisers fleurissaient et se fanaient, comme les fleurs rouges de la grande mauve, qui durent à peine quelques heures, et qui renaissent dans cesse, pareilles aux lèvres meurtries et insatiables d'une Messaline22 géante.»23
On peut comparer cet extrait avec celui qui l'on trouve dans La Faute de l'abbé Mouret:

«Alors, Albine et Serge entendirent. Il ne dit rien, il la lia de ses bras, toujours plus étroitement. La fatalité de la génération les entourait. Ils cédèrent aux exigences du jardin. Ce fut l'arbre qui confia à l'oreille d'Albine ce que les mères murmurent aux épousées, le soir des noces. Albine se livra, Serge la posséda. Et le jardin entier s'abîma avec le couple, dans un dernier cri de passion. Les troncs se ployèrent comme sous un grand vent; les herbes laissèrent échapper un sanglot d'ivresse; les fleurs, évanouies, les lèvres ouvertes, exhalèrent leur âme; le ciel lui-même, tout embrasé d'un coucher d'astre, eut des nuages immobiles, des nuages pâmés, d'où tombait un ravissement surhumain. Et c'était une victoire pour les bêtes, les plantes, les choses, qui avaient voulu l'entrée de ces deux enfants dans l'éternité de la vie. Le parc applaudissait formidablement.»24

Chute et exil

L'idylle bien sûr ne dure qu'un temps. Car fallere, qui signifie en latin se tromper, et par suite fauter, vient d'une racine indo-européenne qui a notamment donné dans les langues germaniques fallen ou to fall, avec le sens un peu différent de tomber. Qui faute est condamné à chuter, et je n'ai pas besoin de vous rappeler ce qui se passe dans la Bible, d'autant plus que ce passage fait l'objet d'une nouvelle réécriture dans La Faute de l'abbé Mouret. Car peu de temps après l'acte sexuel, Dieu apparaît à Serge dans le son des cloches:

« Et, lentement, dans l'air endormi du soir, les trois coups de l'Angelus arrivèrent jusqu'au Paradou. C'étaient des souffles argentins, des appels très doux, réguliers. Maintenant, la cloche semblait vivante. ``Mon Dieu!'' cria Serge, tombé à genoux, renversé par les petits souffles de la cloche. Il se prosternait, il sentait les trois coups de l'Angelus lui passer sur la nuque, lui retentir jusqu'au coeur. La cloche prenait une voix plus haute. Elle revint, implacable, pendant quelques minutes qui lui parurent durer des années. Elle évoquait toute sa vie passée, son enfance pieuse, ses joies du séminaire, ses premières messes, dans la vallée brûlante des Artaud, où il rêvait la solitude des saints.»
Et ce qui devait arriver arrive. Le fruit de la connaissance fait son oeuvre. Adam et Eve découvrent qu'ils sont nus, ils découvrent la pudeur. Or Serge se rend compte lui aussi qu'il est nu et... poilu:

«Et, comme il se courbait davantage, la caresse de sa barbe sur ses mains jointes lui fit peur. Il ne se connaissait pas ce poil long, ce poil soyeux qui lui donnait une beauté de bête. Il tordit sa barbe, il prit ses cheveux à deux mains, cherchant la nudité de la tonsure; mais ses cheveux avaient poussé puissamment, la tonsure était noyée sous un flot viril de grandes boucles rejetées du front jusqu'à la nuque. Toute sa chair, jadis rasée, avait un hérissement fauve.»
Et soudain, Serge prend conscience de ce qu'il a fait: son ignorance naïve disparaît pour laisser place à une conscience douloureuse. La crainte du châtiment se fait jour dans l'esprit de Serge:



«Ah! tu avais raison, dit-il, en jetant un regard désespéré à Albine; nous avons péché, nous méritons quelque châtiment terrible... Moi, je te rassurais, je n'entendais pas les menaces qui te venaient à travers les branches. Albine tenta de le reprendre dans ses bras, en murmurant: ``Relève-toi, fuyons ensemble... Il est peut-être temps encore de nous aimer. --- Non, je n'ai plus la force, le moindre gravier me ferait tomber... Écoute je m'épouvante moi-même. Je ne sais quel homme est en moi. Je me suis tué, et j'ai de mon sang plein les mains. Si tu m'emmenais, tu n'aurais plus jamais de mes yeux que des larmes.'' Elle baisa ses yeux qui pleuraient. Elle reprit avec emportement: ``N'importe! M'aimes-tu?'' Lui, terrifié, ne put répondre.»
C'est alors qu'apparaît l'«ange»du Seigneur, son envoyé, son messager :

«Un pas lourd, derrière la muraille, faisait rouler les cailloux. C'était comme l'approche lente d'un grognement de colère. Albine ne s'était pas trompée, quelqu'un était là, troublant la paix des taillis d'une haleine jalouse. Alors, tous deux voulurent se cacher derrière une broussaille, pris d'un redoublement de honte. Mais déjà, debout au seuil de la brèche, Frère Archangias les voyait. Le Frère resta un instant, les poings fermés, sans parler. Il regardait le couple, Albine réfugiée au cou de Serge, avec un dégoût d'homme rencontrant une ordure au bord d'un fossé. [...] Il fit quelques pas, il cria: ``Je vous vois, je sais que vous êtes nus... C'est une abomination. Êtes-vous une bête, pour courir les bois avec cette femelle? Elle vous a mené loin, dites! Elle vous a traîné dans la pourriture, et vous voilà tout couvert de poils comme un bouc... Arrachez donc une branche pour la lui casser sur les reins!''25»
Serge finit par suivre le Frère. Il accepte l'exil du jardin enchanteur. Quant à Albine, elle y trouvera la mort...

Je disais en introduction que les écrivains aimaient beaucoup les criminels, car ce sont des figures complexes et ambiguës. J'espère vous en avoir fait la démonstration. Qui aujourd'hui peut accuser, de manière sûre et définitive, et condamner les personnages que je vous ai présentés? En outre, j'ai choisi des crimes particulièrement graves: inceste et trahison d'un serment. On en a condamné à mort pour moins que ça! Est-ce que de tels crimes peuvent trouver une rédemption? Serions-nous prêts à pardonner? C'est sans doute pour cela que nous ne sommes que des hommes: notre mansuétude n'est pas infinie. C'est ce qu'a voulu montrer Victor Hugo dans Le dernier jour d'un condamné. Si vous l'avez lu, vous savez, sinon je vous l'apprends, qu'il s'agit d'un homme condamné à la potence pour avoir tué un homme. Le texte hugolien a deux visées essentielles: montrer l'état d'esprit d'un homme qui vit sa dernière journée (on lira dans le même esprit L'étranger de Camus) et aussi chercher à comprendre les motivations de l'homme à tuer, pour en tirer la conclusion que nous ne sommes pas les meilleurs juges dans un tel procès...

S. P.



Émile Zola (1840--1902)

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