La Grâce dans l'oeuvre de Simone Weil
Olivier David
La création est faite du mouvement descendant de
la pesanteur, du mouvement ascendant de la grâce et du
mouvement descendant de la grâce à la deuxième puissance.
(PG1 10)
«Le génie est une habitude que prennent certains» écrivait
Valéry. Habitude que Simone Weil2 (1909-1943) décida de prendre
très jeune. Normalienne, professeur de philosophie dans divers lycées,
militante d'extrême gauche, mystique, sa réflexion couvre tous les
domaines de la pensée. La politique, la formation, la guerre, la
condition ouvrière, la science, l'expérience de Dieu... tous ces thèmes
trouvent une place dans sa philosophie.
Dans sa recherche personnelle de Dieu et en tant que philosophe,
Simone Weil a été amenée à se poser le problème de la Grâce, de son
existence, de son mode d'action, de ses effets... La Grâce est une
notion centrale de la philosophie weilienne puisqu'elle est le moteur
du processus de décréation, but ultime de l'existence.
Une libération
Selon Simone Weil, le monde est régi par deux forces antagonistes :
la Pesanteur et la Grâce. Le problème du Salut se pose donc ainsi :
«Comment échappe-t-on à ce qui en nous ressemble à la Pesanteur ?»,
c'est à dire au superficiel, à la bassesse, à cette force qui nous
pousse à avoir toujours plus de pouvoir, à vouloir tout posséder et
maîtriser ?
A la Création, Dieu s'est retiré du monde et «a confié tous les
phénomènes sans exception aux mécanismes du monde» (PG 121). Par
conséquent, la réalité sociale domine la vie des hommes et s'impose
aux individus. C'est «le domaine du prince de ce monde» (PG 184),
de la Pesanteur. Ainsi, «la description des sociétés humaines en
fonctions des seuls rapports de force rend compte de presque tout»
(OL3 21). Le «presque» est la réponse de Simone Weil au
matérialisme de Marx, car une deuxième force régit l'univers : la
Grâce, «secrète, silencieuse, presque invisible, infiniment petite,
mais décisive» (OL 21).
Simone Weil ne donne jamais une définition précise de la Grâce pour
la bonne raison que c'est un concept qui ne peut être pleinement
compris par l'intelligence. En effet, la Grâce appartient à une autre
dimension, au domaine de l'Amour. «Si on en fait un objet, on
l'abaisse» (PG 152) explique Simone Weil. Qui donnerait une
définition de la Grâce en ferait une notion contenue dans sa propre
pensée limitée et elle perdrait sa transcendance. La Pesanteur et la
Grâce, le social et le surnaturel sont d'ordre différent et «à
l'égard d'un ordre quelconque, un ordre supérieur donc infiniment
au-dessus, ne peut être représenté dans le premier que par un
infiniment petit» (C III 90).
Bien qu'infiniment petite, la Grâce est une force agissante. Elle est
extérieure au monde mais ses effets sont visibles. Elle permet à l'âme
d'échapper «aux lois analogues à celles de la pesanteur matérielle» (PG 7). L'intelligence peut essayer de faire l'expérience de la
Grâce, de la découvrir comme force agissante en étudiant ses
effets. La première manifestation de la Grâce qui «prouve» son
existence, est ce que Simone Weil nomme «preuve ontologique
expérimentale» (PG 116). «Le plus ne peut sortir du moins dans
l'ordre de la valeur» (C II 115) constate Simone Weil. Donc l'idée
de la Grâce ne peut avoir été forgée par notre seule intelligence. «Si elle n'existait pas, l'intelligence ne pourrait se prononcer sur
elle» (C II 134). La beauté4 est la deuxième manifestation
de la Grâce. Pour Simone Weil, le Beau est présence réelle de Dieu
dans la matière au même titre que l'Eucharistie. «La Beauté est
vraiment une incarnation de Dieu» (CS 132), c'est un fruit de la
Grâce, une forme de la Grâce qui descend chercher l'homme et séduit sa
chair pour l'attirer à Dieu. «La Beauté, ce n'est pas autre chose
que Dieu qui vient chercher l'homme». Simone Weil s'appuie aussi sur
ses expériences personnelles de la Grâce, des expériences directes,
immédiates. Par exemple en 1937, lors de son premier voyage en Italie,
elle visite «à une heure un quart au-dessus d'Assise, un oratoire
dans la montagne, ancien ermitage de saint François» (SP II
152). Dans son «autobiographie spirituelle», elle confie : «Là,
étant seule dans la petite chapelle [...] où saint François a prié bien
souvent, quelque chose de plus fort que moi m'a obligé pour la
première fois de ma vie à me mettre à genoux» (AD5 75). Le
contact avec Dieu n'est plus seulement intellectuel mais devient
physique. La Grâce pénètre l'existence concrète, «le Christ lui-même
est descendu et m'a prise» écrit Simone Weil. «Je n'avais pas
prévu la possibilité de cela, d'un contact réel, de personne à
personne, ici bas, entre un être humain et Dieu.» (AD 76).
Pour expliquer l'intrusion de la Grâce dans notre monde, son mode
d'action, Simone Weil développe une métaphore mécanique (CS26). «Dieu lance à chacun une corde» qu'on est libre de saisir. Ainsi
l'âme est toujours soumise à la Pesanteur, mais la tension de la
corde, c'est à dire la Grâce, vient changer le système mécanique, et
les situations d'équilibre sont différentes : «Ainsi, quoique le
surnaturel ne descende pas dans le domaine de la nature, la nature est
pourtant changée par la présence de surnaturel» (IPC 162-3). La
corde nous relie à Dieu. «C'est d'elle uniquement que descend en ce
monde tout le bien susceptible d'y exister, toute beauté, toute
vérité, toute justice» (EL 74). Cette descente respecte notre
liberté. «L'unique condition pour qu'elle s'exerce, c'est le
consentement» (EL 75). Toutefois cette descente ne peut s'opérer que
dans un coeur préparé, vide, «décréé».
Grâce et Décréation
Dieu est inaccessible, hors d'atteinte, il appartient à une autre
dimension que le réel. Pourtant nous avons le pouvoir de tourner vers
lui notre attention, notre désir. «Le désir orienté vers Dieu est la
seule force capable de faire monter l'âme. Ou plutôt, c'est Dieu qui
vient saisir l'âme et la lève, mais le désir seul oblige Dieu à
descendre. Il ne vient qu'à ceux qui lui demandent de venir ; et ceux
qui demandent souvent, longtemps, ardemment, il ne peut s'empêcher de
descendre vers eux» (AD 118-119). Mais pour que la Grâce descende
dans notre âme, il faut qu'il y ait un vide, que librement l'homme
choisisse de se décréer, de devenir transparent à la Grâce, à l'amour
de Dieu. «On laisse un vide, il se produit comme un appel d'air»
(PG 18). «Mon Dieu, accorde moi de devenir rien» note Simone Weil
à de nombreuses reprises dans ses Cahiers, c'est-à-dire «vouloir à
vide, vouloir le vide» car «Dieu comble le vide» (PG 21). «La
Grâce comble mais elle ne peut entrer que là où il y a un vide pour la
recevoir» (PG 18).
Or «accepter un vide en soi même, cela est surnaturel», constate
Simone Weil. «Où trouver l'énergie pour un acte sans contrepartie ?
L'énergie doit venir d'ailleurs» (PG 19). La Grâce est justement
cette énergie qui vient de Dieu. La Grâce est à la fois le moteur et
le fruit du processus de décréation6. «C'est elle qui
fait le vide» (PG 18). «Disposer notre âme à recevoir la Grâce,
l'énergie nécessaire à cet effort nous est fournie par la Grâce»
(PSO 19).
Selon Simone Weil, toute l'histoire du Salut nous invite à cette
décréation, au retour au non-être pour accueillir la Grâce. Lors de la
Création, Dieu a renoncé à être tout7. «La Création, pour
Dieu, n'a pas consisté à s'étendre mais à se retirer. Il a cessé de
commander partout où Il en avait le pouvoir» (CS 26). La Création
n'est pas un acte d'expansion de soi mais le fruit de «la folie
d'amour de l'acte créateur» (AD 151). C'est de la part de Dieu «un
acte de renoncement. [...] Il a vidé de soi une partie de l'être» (AD
150) conclut Simone Weil. De même dans l'Incarnation, «Dieu s'est
vidé de sa divinité» (PG 44). C'est le coeur du mystère de Noël :
«Il vous est né [...] un Sauveur [...] et voici le signe qui vous est
donné : vous trouverez un nouveau né emmailloté et couché dans une
mangeoire» (Lc 2,11-12). Comme le chante Marie dans le Magnificat, le monde
est retourné, la Grâce remplace la Pesanteur : «Il a jeté les
puissants à bas de leurs trônes, et il a élevé les humbles» (Lc
1,52). «Dieu s'est nié en notre faveur pour nous donner la
possibilité de nous nier pour Lui» (AD 135) écrit Simone Weil
s'inspirant d'une formule bien connue, des Pères de l'Église «Dieu
s'est fait homme pour que l'homme soit fait Dieu». De même au cours de
sa vie, Jésus se vide de lui-même pour accueillir le Père et faire Sa
volonté. Ainsi, il peut dire «Celui qui m'a vu a vu le Père» (Jn
14,9). Par son exemple, «le Christ nous a prescrit de nous nier nous
même» (AD 151). «Si le grain de blé qui tombe en terre ne meurt
pas...» (Jn 12,24).
Mais, pour Simone Weil, le surnaturel n'est ni une fuite, ni échappatoire au social...
La deuxième puissance
«La Pesanteur fait descendre, l'aile fait monter : quelle aile à la
deuxième puissance peut faire descendre sans pesanteur ?» (PG
10). La Grâce, répond Simone Weil. En effet, la Grâce va venir
imprégner le social d'une certaine qualité de vie et lui donner valeur
et sens. La Grâce n'est pas simplement une expérience personnelle,
elle ne s'arrête pas dans le pur champ de la conscience
individuelle. Elle se répercute en obligations, en engagements, en
pratiques dans l'existence concrète de chacun. L'amour de Dieu ne peut
être séparé de l'amour du prochain. Dans l'allégorie de la caverne, la
contemplation du soleil n'est que l'avant-dernier stade. Le dernier,
vrai perfection du philosophe, est le moment où il retourne dans la
caverne pour en faire sortir les autres. De même, ceux qui ont été
décréés doivent se réincarner dans le monde, et l'aimer de l'amour
même de Dieu, exactement comme le Christ l'a fait. Il n'y a pas de
«fuite mystique» loin du monde.
Ce retour vers le monde, Simone Weil l'a vécu tout au long de sa
vie. Dès 1931, jeune agrégée de philosophie, elle demande un poste «de préférence dans un port (le Havre si possible) ou dans une ville
industrielle du Nord» (SP I 175). Nommée au Puy, elle cherche à
mieux connaître le monde ouvrier, défendant à plusieurs reprises les
chômeurs et les grévistes. «Elle essaya de s'intégrer à eux. Ce
n'était pas facile. Elle les fréquenta, s'installa avec eux à la table
d'un bistrot pour y casser la croûte ou jouer à la belote. [...] Ils
étaient un peu surpris par l'attitude de cette jeune fille si
instruite, qui s'habillait plus simplement que leur femme et dont les
préoccupations leur semblaient extraordinaires.» rapporte Simone
Pétrement. Urbain et Albertine Thevenon, deux instituteurs qu'elle
rencontre au Puy commentent : «De bonne heure, elle avait été émue
par les injustices sociales et son instinct l'avait portée du coté des
déshérités. La permanence de ce choix donne à sa vie son unité»
(Avant Propos de La Condition Ouvrière). En effet, du 4 décembre 1934
au 22 août 1935, Simone Weil quitte l'enseignement pour vivre de
l'intérieur la condition ouvrière en se faisant embaucher dans
diverses usines de la région parisienne. Dans son Journal d'usine,
elle note ses impressions afin de pouvoir réfléchir ensuite à
l'amélioration des conditions de travail. Après cette année d'usine,
Simone Weil fut de tous les combats : le Front Populaire, la Guerre
d'Espagne, la Résistance... , cherchant à améliorer les conditions de
travail des ouvriers, la condition des soldats...
La Grâce est-elle nécessaire pour accompagner ce mouvement
descendant8 ? Peut-on aimer son prochain sans
l'intervention de la Grâce ? Non, répond Simone Weil, car «la
sympathie du fort pour le faible est contre nature» (AD 153). «La
pitié descend jusqu'à un certain niveau, et non au-dessous. Comment la
charité fait-elle pour descendre au-dessous ?» (PG 11). La charité
contrairement à la pitié est un acte de renoncement, de lutte conte la
Pesanteur, un fruit de la Grâce, de la décréation. Dés que nous créons
un vide dans notre âme, «Dieu se précipite en elle pour pouvoir à
travers elle regarder, écouter les malheureux» (AD 155). «Dans
l'amour vrai, ce n'est pas nous qui aimons les malheureux en Dieu,
c'est Dieu en nous qui aime les malheureux» (AD 156). Dans un acte
de charité, «l'homme accepte une diminution en se concentrant sur
une dépense d'énergie qui n'étendra pas son pouvoir, qui fera
seulement exister un être autre que lui, indépendant de lui» (AD
152). C'est une imitation de l'Incarnation et de la Passion. «C'est
se transporter dans l'autre, c'est consentir soi-même au malheur,
c'est à dire à la destruction de soi-même. C'est se nier soi-même. En
se niant soi même, on devient capable après Dieu d'affirmer un autre
par une affirmation créatrice. On se donne en rançon pour
l'autre. C'est un acte rédempteur» (AD 152-153). Toute charité qui
n'est pas renoncement, qui n'est pas fruit de la Grâce, est mépris du
faible et du pauvre. «L'aumône, quand elle n'est pas surnaturelle,
est semblable à une opération d'achat. Elle achète le malheureux»
(AD 152) puisqu'elle nous a permis d'augmenter notre pouvoir ou
d'améliorer l'image que nous avons ou donnons de nous même.
La Grâce est un concept central de la philosophie weilienne qui
refonde la contemplation et l'obéissance. De plus, l'affirmation de la
Grâce implique que la Vérité existe en elle-même, ne repose pas sur
nous, est autre que nous, qu'il faut passer au-delà de notre possible
pour l'atteindre et que c'est grâce à elle si nous le pouvons. La
Grâce est le moteur du processus de décréation qui permet de nous
vider de nous même et donc de faire l'expérience de Dieu. Dieu peut
ainsi «aimer en nous les malheureux» (AD 156).
Simone Weil a réellement vécu dans sa chair sa philosophie et les
deux mouvements de la Grâce ascendant et descendant. Toute sa vie est
un témoignage. À 14 ans, elle choisit le génie c'est à dire «désirer
la vérité et faire perpétuellement un effort d'attention pour
l'atteindre» (AD 72). Elle découvrit ensuite que «la charité du
prochain, étant constituée par l'attention créatrice, est analogue au
génie» (AD 154).
O.D.
Article paru dans Sénevé
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