L'essai sur le développement de J.H. Newman
Jérôme Levie
Newman et le mouvement tractarien.
Cet essai, écrit durant l'année 1845, juste avant la conversion de
John Henry Newman au
catholicisme1, vient en quelque sorte couronner, et éclairer, l'évolution
de ses opinions
religieuses2.
Celle-ci est intimement liée à celle du mouvement
d'Oxford3,
dont il était une des figures de proue.
Ce dernier, fondé à la
suite du << Sermon sur l'Apostasie nationale >>, prononcé par John Keble
à l'université d'Oxford le 14 juillet 1833, fut un acteur de poids
dans la réflexion sur les rapports entre Église et
État4
et sur le statut théologique de
l'Église anglicane. Issu de la
High Church5,
il secoua sa vieille respectabilité, en
refusant à la fois le libéralisme utilitariste et
l'érastianisme6, en exaltant la liberté spirituelle de l'Église
apostolique et la tradition catholique des Pères. Newman était
l'élément dynamique de ce mouvement,
s'écartant à la fois de l'évangélicalisme dont il était issu et du
conservatisme bi-loyaliste (<< L'Église et le Roi >>). Au sein du
mouvement, il opposa à la théorie des branches de William
Palmer (pour qui le dogme catholique n'est que le dénominateur commun
des doctrines des diverses Églises) sa fameuse Via Media, dont la
doctrine devait remettre dans la foi apostolique ce que la Réforme en avait
enlevé, et en ôter ce que Rome y avait ajouté.
Dès 1839, ses recherches le menèrent progressivement au catholicisme :
<< Au cours de mes lectures, une vérité se fit jour graduellement dans
mon esprit, mais d'une manière si insensible que je ne puis retracer
pas à pas le travail qui s'opérait en moi. Cette vérité, c'est que
les décrets des conciles les plus récents, décrets que les anglicans
qualifient de corruptions romaines, étaient tout simplement des
applications de cette même loi qui gouvernait la doctrine dans
l'histoire des premiers temps de l'Église. >> Il découvrit ainsi
une ressemblance troublante entre les positions relatives
des protestants, anglicans et catholiques de son époque;
et celles des ariens, semi-ariens, et catholiques du
IVième siècle. Ce sont les principes anglicans,
la succession apostolique comme garantie de la présence de la grâce et
l'antiquité considérée comme garantie de vérité, qui détruisirent à
ses yeux l'édifice anglican7 et le rapprochèrent du
catholicisme. Une fois convaincu que
l'Église romaine, dans sa réalité et dans tous les points de sa
doctrine, était l'héritière véritable de l'Église primitive, il se
résolut à surmonter son anti-romanisme natif8 et à se convertir au
catholicisme9.
<< Existe-t-il une règle sûre, générale pour ainsi dire, et constante,
au moyen de laquelle je puisse discerner la véritable foi catholique
d'avec les mensonges des hérésies ?10 >>
Cette question, qui tourmenta Newman jusqu'à sa conversion,
et à laquelle cet essai tente de répondre, est celle que s'est posée
Vincent de Lérins et que se pose tout chrétien depuis l'âge
apostolique et les mises en garde pauliniennes contre les fausses
doctrines. Newman réagit aux historiens et théologiens
de son époque, qui soit rejettent le christianisme
hors du domaine historique pour le réduire à une opinion individuelle;
soit, comme Chillingworth, s'appuyent sur l'histoire pour nier
l'existence d'un << christianisme historique. >> Si les anglicans
se désintéressent de l'histoire ecclésiastique, c'est qu'ils
sont conscients, au moins collectivement, de cette vérité :
<< S'il y a eu un christianisme historique, ce n'est pas le
Protestantisme11. >>
Il réagit aussi à l'utilisation partiale du canon lérinien
<< Quod ubique, quod semper, quod ab omnibus12 >>
par les théologiens anglicans soucieux de faire remonter les
trente-neuf articles de leur foi à l'Antiquité.
Selon le cas, accuse Newman, ils en font une
utilisation rigide -- pour exclure une doctrine spécifiquement romaine --
ou se contentent d'un consensus bien faible des
Pères. Ainsi les témoignages anté-nicéens de la présence réelle
du Fils dans l'Eucharistie sont bien plus rares que ceux concernant
la suprématie papale et l'autorité doctrinale de Rome. On ne
peut, sans tordre le critère,
condamner la foi de Pie IV sans condamner du même coup le symbole
d'Athanase, dont se réclame l'Église d'Angleterre,
<<condamner saint Thomas et saint Bernard,
et défendre saint Athanase et saint Grégoire de Naziance.>>
Ce critère ayant montré ses limites, Newman se propose,
face aux attaques de l'incroyance, à ses interprétations des
variations et controverses dogmatiques,
de présenter une théorie du développement du dogme à la fois plus
efficace et plus complète13.
Théorie du développement des idées.
Ce qu'il appelle développement, ou développement fidèle, est
<< la germination, la maturation
d'une vérité, réelle ou apparente, dans un vaste champ
mental. >> La réception d'une idée,
comme la perception d'un objet, se fait sous divers points de vue,
divers aspects, et la dissemblance apparente de ses aspects devient,
une fois ceux-ci réconciliés, << un argument en faveur de la substantialité de
l'idée, et de son intégrité; et leur multiplicité en faveur de son
originalité et de sa force. >> De plus, nos esprits ne
reçoivent pas les idées passivement : ils les classent, les comparent,
les examinent, les critiquent, les généralisent, les confrontent à
d'autres. Lorsqu'une idée circule dans des milieux humains,
les imprègne, des expressions différentes de celle-ci apparaissent,
s'affrontent, se réconcilient, pour ensuite faire face à d'autres
systèmes. L'idée alors court le risque d'être dissoute dans un système
concurrent, d'être ébranlée ou brisée par celui-ci, ou encore d'être
viciée. Mais ce risque est nécessaire : une idée croît par
incorporation, << son identité réside non dans l'isolation, mais dans
sa continuité et son règne. >> Cette continuité n'exclut pas
des changements considérables dans les relations et les proportions
des différents aspects de cette idée, ni la découverte,
après une longue incubation, d'un aspect non encore isolé.
Cependant << on ne pourra parler de développement que si les
aspects dont la synthèse
constitue sa forme définitive appartiennent réellement à l'idée
originale. >> La situation est
complexe, car un papillon est le développement de sa chrysalide mais
n'en est pas l'image; une ressemblance extérieure n'exclut pas les
changements profonds (ainsi la continuité de façade entre les
institutions de la République romaine et celles d'Auguste).
Newman intègre dans sa théorie tous les types de
développements (non mathématiques) : naturels, comme l'exemple classique de la
croissance animale ou humaine14 ou matériels (exploitation des ressources naturelles);
politiques (alliant les ordres intellectuel et matériel, le premier
pouvant suivre, ou précéder le second), logiques (déductions
nécessaires à la cohérence, par exemple, d'un code législatif),
historiques15, moraux16, et
métaphysiques.
Les sept tests de fidélité des développements.
De tous ces types de développements, Newman dégage sept règles
pour discerner les développements fidèles des corruptions. Une
corruption perturbe les lois de la croissance,
obscurcit ou détourne l'idée essentielle, brise ou dissoud
l'unité; c'est << un état de développement qui défait ses avances
antérieures. >> Son premier test de fidélité est la
préservation du type. Ici l'analogie de la croissance physique est
éclairante : << L'animal adulte a la même structure qu'à sa naissance;
les jeunes oiseaux ne deviennent pas des poissons17. >>
Ainsi on parle de juges << corrompus >> s'ils se
laissent guider par l'esprit de lucre plutôt que par la justice,
contredisant ainsi leur vocation.
Le second critère, la continuité des principes, est essentiel. En
effet, << pour ainsi dire, la vie des doctrines consiste dans la loi ou
les principes qu'elle incarne. >> Il voit un exemple
de principe détaché de sa doctrine, dans l'état d'esprit du monde
païen de son temps. Et la doctrine chrétienne, vidée de son
principe, aboutit à une foi inféconde, sociologique. Une même idée
peut se développer de manière différente suivant les principes
la gouvernant : ainsi à partir du caractère souillé de la
matière, << les gnostiques d'Alexandrie sont devenus sensualistes, et
ceux de Syrie, dévots. >>
Troisièmement, la puissance d'assimilation, d'union d'une idée, est ce
qui la distingue d'une simple formule, qui ne peut croître sans se
déliter. << Une tentative de développement montre la présence d'un
principe, et son succès la présence d'une idée. >>
En outre, plus forte est une idée, plus elle est agile dans ses luttes
avec d'autres idées, et moins elle a besoin de garde-fous
extérieurs18.
Le quatrième test est l'anticipation de l'avenir. L'ordre selon
lequel les idées bourgeonnent dans les esprits étant souvent fortuit,
le fait d'apercevoir, dans les commencements, des indices
de développements futurs, fussent-ils vagues et épars, constitue
un argument en faveur de la fidélité de ces
développements19. Ainsi, même si l'érudition des
bénédictins contraste avec la simplicité du monachisme primitif,
saint Pacôme20
prescrivait déjà l'existence d'une bibliothèque dans chacune de
ses maisons, et saint Basile écrivait ses traités
théologiques entre deux travaux agricoles.
Son cinquième critère est la cohérence logique. La formation, souvent
tardive et non voulue au départ,
d'un système à caractère logique et organisé, pérennise
les développements qui y ont mené. Ce type de développement,
insiste Newman, ne contredit pas la suprématie de
la foi : c'est quand il était pénitent à
Manrèse, ignorant de la théologie, qu'Ignace reçut ses visions de
la Trinité; la déduction logique est en quelque sorte inférieure à la
maturation d'une idée dans un esprit, car elle peut être mise en
oeuvre par des esprits personnellement étrangers à l'idée en question.
Le sixième critère est que les nouveaux développements se fassent
de manière à préserver le passé, dans la même ligne que celui-ci. Un
vrai développement est << une addition qui illustre sans obscurcir,
qui corrobore sans corriger, le corps de pensée dont il
procède. >> Ainsi une (véritable) conversion d'une fausse
religion à une vraie est toujours de caractère positif : on n'est pas
dépouillé, mais recouvert par un manteau de vérité, << afin
que ce qui est mortel soit absorbé par la vie >> (2 Co 5, 4). Le
développement de la doctrine chrétienne doit se faire en << gardant
le dépôt >> (1 Tm 6, 20) de nos ancêtres, tout comme Notre Seigneur
n'est pas venu détruire la loi juive, mais l'accomplir.
La dernière règle est la vigueur durable à travers l'épreuve du
temps et les confrontations; la corruption étant de caractère
temporaire et fragile.
<< Qu'il en soit de la religion des âmes comme du développement des
corps. Ceux-ci déploient et étendent leurs proportions avec les
années, et pourtant ils restent constamment les mêmes21. >>
Newman se pose alors la question : cette théorie
est-elle applicable au christianisme; c'est-à-dire, le christianisme
était-il, dès son origine, susceptible de développement ?
Même si l'origine de ses idées est divine, il est normal, vu
la nature même de l'esprit humain, qu'il provoque, dans les
consciences qu'il pénètre, différentes affirmations, points
de vue et opinions. Pour nos esprits en effet, << le
temps est nécessaire pour atteindre l'intelligence pleine et parfaite
des grandes idées. >> Il n'est pas possible de soutenir que la
lettre du Nouveau Testament contient stricto sensu toutes les formes
possibles du message divin, celles-ci étant des résultats de la
maturation de l'idée du christianisme dans les coeurs. Notre Seigneur
ayant lui même pris forme humaine, ce n'est pas manquer de respect que
de considérer l'évolution du christianisme dans l'intelligence
humaine, << croissant en sagesse et en taille >> (Lc 2, 52),
étant bien entendu que ce qui le distingue d'autres religions
et philosophies, c'est l'esprit divin qui le vivifie. La pérennité du
christianisme, la construction progressive d'une doctrine une, à
l'image de son objet divin, la variété des expressions
de celle-ci, attestent son origine divine.
De fait, des doctrines telles que le devoir d'un culte public, la
place du dimanche, le baptême des enfants, le caractère inspiré - et
l'étendue exacte - du Canon, ne viennent ni de la
lecture seule de la Bible, ni même d'un simple raisonnement, mais de
la croissance inconsciente d'idées suggérées par le message révélé.
En outre, sur certains points cruciaux, les indices fournis par
l'Écriture sont par trop rares ou mystérieux, rendant ainsi un
développement probable et nécessaire. La méthode même de la
révélation prophétique que nous montre l'Ecriture,
n'est pas l'accumulation de prophéties séparées, mais bien une
compréhension progressive de ce
que les prédictions initiales signifiaient, comme l'émergence de
l'idée messianique, ou le développement des écrits prophétiques que
constituent la Sagesse et de l'Ecclésiaste, ou
l'évolution progressive du sacrifice rituel (des prescriptions
du Deutéronome au Nouveau Testament, en passant par les
prophètes22).
Jésus lui-même, qui parlait << comme aucun autre homme ne saurait
parler >> (Jn 7, 46), présente ses actions et ses paroles comme
les germes d'une législation, d'un code de vérité.
La Bible nous fournit aussi, dans l'évolution d'Israël, un bel
exemple de développement politique. << Dieu opère de la même
manière dans le cours quotidien de la divine providence, et dans la
révélation du Christianisme, utilisant chaque élément en vue d'un
autre...23 >>
Si l'on suit le fil du temps, on s'aperçoit qu'il est
impossible de fixer une limite à la croissance de la doctrine,
car après l'Ascension vinrent
les premiers baptêmes, après les épîtres pauliniennes, la doctrine
d'Ignace24 sur
l'épiscopat et la fixation du Canon.
Ainsi, la nécessité naturelle, l'histoire de toutes les sectes
et partis religieux, et l'Ecriture, autorisent à conclure
que la doctrine chrétienne
admet des développements formels, légitimes et vrais, c'est-à-dire
voulu par son divin Auteur. En effet, si l'Écriture ne proclame nulle
part sa propre inspiration, elle annonce par contre clairement le
développement social et doctrinal du christianisme, notamment dans les
paraboles du sénevé et du levain.
<< Mon esprit reposera sur vous, je vous confie mon message dès
maintenant et pour toujours. >> (Is 59, 21)
Dans la mesure où, au sein du plan divin, a été ménagée une place pour
des développements vrais, de doctrine et de pratique, il est probable
que ce plan ait prévu une autorité pour discriminer les
développements légitimes des corruptions ou errances.
<< Certainement, soit nous n'avons pas reçu de révélation objective,
soit elle a été dotée de moyens d'imposer son objectivité au
monde >>, c'est-à-dire d'une autorité, extérieure aux
développements eux-mêmes, ne dépendant d'aucun courant de pensée
particulier, capable de sanctionner
leur exactitude -- en effet, les tests ne sont que des instruments
<< scientifiques >> en vue d'une décision correcte, non une garantie de
sa rectitude.
Ayant constaté les lacunes de l'Écriture -- dépourvue de tradition
interprétative -- si on la fait jouer un rôle auquel n'est pas
destinée25, guidés par l'analogie avec la nature --
une fois accepté la rupture dans le type de << gouvernement divin >>
qu'introduit la Révélation, nous sommes conduits
à envisager la probabilité de la dispensation
continue d'un charisme de vérité dans l'Église, à savoir
l'infaillibilité de celle-ci, << colonne et soutien de la
vérité >> (1 Tim 3, 15).
La grâce de l'infaillibilité donnée à l'Église via le Paraclet
correspond à un besoin de l'homme religieux, de s'appuyer
sur une autorité certaine en matière de foi. L'argument selon lequel
l'infaillibilité contredit notre liberté et
le devoir de la recherche personnelle, est irrecevable car joue aussi
contre l'autorité de la Révélation objective elle-même.
Le don de l'infaillibilité est une hypothèse qui a au moins autant
voix au chapitre, pour expliquer les vrais développements
du christianisme, que
celle du travail de l'Antichrist, de la discipline de
l'arcane26
ou du sommeil du christianisme27.
<< L'homme cultivé se montre en n'exigeant dans chaque genre de recherche
que le degré de précision compatible avec la nature du
sujet28. >>
Ayant démontré la << probabilité a priori >> de l'existence de
développements fidèles du christianisme et d'une autorité les
sanctionnant, il constate dans les faits
l'existence de développements se prétendant tels, sans équivalent
dans leur unité, leur universalité et leur cohérence logique, et
d'une autorité se proclamant légitime, qui de plus est le
siège historique de la succession apostolique. En vue de rechercher
la nature du christianisme historique,
Newman défend, comme justifiée et naturelle, sa méthode consistant
à prendre pour hypothèse de travail que l'Église de Rome
est bien l'héritière de la chrétienté apostolique et donc de
l'infaillibilité -- et d'interpréter les faits à la lumière de
cette hypothèse. Ensuite, le domaine considéré étant du
registre de la preuve morale, il affirme la validité des probabilités
antécédentes, des exemples29,
et des faisceaux de preuves.
Son attitude est exactement à l'opposé du scepticisme de Bacon,
pour qui on ne peut adopter les faits et opinions qu'une fois irrémédiablement
prouvés30.
En outre, il est pour lui honnête, si on considère que les symboles de foi
ultérieurs sont des expressions fidèles du depositum fidei
apostolique, non formalisé à l'origine, d'interpréter les
Pères anténicéens à la lumière du symbole de Nicée.
Le système catholique se
présentant comme un tout, il faut le juger comme tel, dans sa
cohérence et son unité (un fait doit être considéré comme avéré s'il
est entraîné par un ensemble de faits reconnus, même si aucun de
ceux-là ne l'entraîne formellement31), formé de doctrines se corroborant
l'une l'autre, s'entraînant logiquement l'une l'autre.
Le silence même, s'il est parfois inexplicable, peut être révélateur,
soit d'une évidence (la doctrine n'ayant pas encore été mise en
question), soit d'un tabou (ainsi les journaux se taisent
sur le choléra), soit d'une inopportunité32. En outre, il est parfois levé par les
recherches historiques ultérieures33.
<< Profectus fidei, non permutatis. >>
À grand renfort de citations patristiques et scripturaires, et de
témoignages historiques, dont nous ne pouvons malheureusement
reproduire la force argumentative, Newman s'attache à démontrer que
chaque développement catholique, de doctrine ou de rite,
s'inscrit bien dans la continuité de la foi apostolique, et non dans
une quelconque déviance, en utilisant les critères
énumérés plus haut. J'essaierai de citer les
principes applications qu'il en fait, et d'en détailler quelques unes.
Il donne d'abord des exemples particulièrement représentatifs du type
de développements qu'a connu le christianisme. Il cite la fixation
progressive du canon du Nouveau Testament (qui montre bien, à la fois,
la convergence des opinions des Pères sur l'étendue des textes
inspirés, et la nécessité d'une décision de l'Église sur ce sujet, au
IVième siècle). Certains anglicans prétendant que la communion sous une
seule espèce est une innovation romaine, il s'étend sur
l'histoire de l'Eucharistie. Les témoignages
scripturaires34 et patristiques35
montrent que ce qui était enseigné par les apôtres, et
cru par tous, était que le corps et le sang du Christ étaient dans le
pain -- ou dans le vin.
Ensuite, il examine l'émergence, dans les premiers siècles, du
pouvoir et de la suprématie papale. Ceux-ci sont factuellement
évidents, aux IVième et Vième
siècles, où les papes, comme leurs interlocuteurs,
affirme leur légitimité et leur origine
apostolique36.
Il est normal que la reconnaissance des prérogatives
pétriniennes, suggérées par l'Écriture37,
ait pris du temps; elle n'était pas nécessaire du vivant
des apôtres, le rôle du siège de Pierre et Paul ne s'est affirmé qu'après
celui de l'épiscopat, quand le besoin s'en fit sentir et que
l'Église se fût consolidée. Néanmoins les témoignages anténicéens
sont loin d'être absents, révélant la sollicitude papale (dès
saint Clément de Rome), son rôle d'arbitre des controverses (demandé
par saint Polycarpe de Smyrne, par Marcion, par les montanistes de
Phrygie...), son pouvoir d'excommunication
(brandi par saint Victor contre les Églises d'Asie),
et sa dignité particulière38.
<< Unité de type à travers les âges. >>
Newman applique ensuite le critère de l'unité de type, à l'image et à
la situation de l'Église primitive. Aux premiers siècles, le
christianisme est associé, dans l'esprit des auteurs païens (Tacite,
Suétone, Pline), aux divers superstitions orientales qui déferlent sur
l'empire, et aux sectes gnostiques qu'il a engendré. Il est
accusé d'atrocités, de pratiques maléfiques et honteuses; il est
qualifié de superstition, ses membres sont appelés crédules,
<< ennemis du genre humain >>, tristes sires battant leur coulpe sans cesse.
Si les accusations de festin de Thyeste
disparaissent vite, les païens figurés dans
Minicius Felix, Arnobe, Lactance (auteurs chrétiens des IIIième
et IVième siècles), parlent toujours du christianisme comme
d'une superstition barbare, secrète, mystérieuse;
en outre prosélyte et sacrilège, raison pour laquelle nombre
d'empereurs du moment la craignent, comme menaçant et conspirant
contre l'empire. La haine des chrétiens paraît constante, ainsi que la
promptitude à les accuser de tous les maux. Et Newman de conclure :
s'il existe une religion qu'on accuse d'être superstitieuse,
ritualiste, paganisante, intriguante; encourageant le renoncement,
imposant un fardeau à ses fidèles, haïe de tous39, accusée de diviser les
familles, de saper le pouvoir, d'être l'instrument des
ténèbres, d'exalter une foi irrationnelle, alors << elle ne diffère pas
du christianisme, tel que ce même monde l'a vu, lorsqu'il sortit des
mains de son divin fondateur. >>
Newman enchaîne avec l'Église du IVième siècle, plongée au milieu
des sectes, qui à certains endroits rivalisaient d'influence avec
elle, les donatistes en Afrique, les sectateurs de Mélèce en
Égypte, les montanistes en Phrygie, pour ne pas parler des
apollinaristes, des eunomiens, des ariens ou des novatiens. Ces
sectes étaient structurées, parfois répandues partout, de caractères
différents mais ayant en commun la haine de l'Église - sentant combien
était désirable leur union contre cet adversaire
commun40. Cependant l'Église se distinguait de toutes ces
sectes par sa catholicité : elle était une, et une
partout41 --
alors que les sectes hérétiques se multipliaient, se divisaient en
communions purement locales. En outre le titre de catholique était
unanimement et exclusivement décerné à
l'Église de Rome. C'était un royaume, dans
lequel régnait une réelle unité de gouvernement (les évêques ordonnent
en dehors de leur diocèse, les prédicateurs, moines, évêques
et théologiens circulent sur tout l'orbis terrarum). Enfin, elle
était exclusive et portait un jugement impitoyable sur les hérétiques,
parfois jugés pires que les païens. Newman conclut : s'il existe
aujourd'hui une Église, unie, d'organisation très poussée, intolérante à
l'égard de l'erreur, zélée envers la vérité, nommée catholique par
tous, nommée par ceux qu'elle appelle hérétiques, et qui se divisent
sans cesse, séductrice,
apostate, Antéchrist42; << alors cette
communion religieuse ne diffère pas de la chrétienté dont l'histoire
nous présente le tableau à l'époque de Nicée. >>
L'Église des Vième et VIième siècles se trouve confrontée
à de grandes hérésies, bénéficiant de l'appui de souverains, la
dominant et l'opprimant dans de vastes régions.
Quelques empereurs chrétiens se convertirent à
l'arianisme43,
tout comme les Ostrogoths, les Wisigoths, les Vandales.
Ceux-ci volaient le clergé catholique, établissaient un
clergé schismatique, pillaient les Églises. C'est durant
cette période que les catholiques furent nommés << romains >>, par
référence à la foi de l'Empire et à l'autorité papale.
L'école d'exégèse d'Antioche, fondée en réaction à l'allégorisme
d'Origène, qui prônait une interprétation plus ou moins
strictement littérale, engendra, à cause de sa tendance rationnalisante,
de nombreuses hérésies, notamment le nestorianisme44, qui
bénéficia de l'appui des monarques persans, et qui
perdure encore. L'Église catholique était opprimée,
quasiment éradiquée, en certains endroits; de nombreuses Églises
se séparèrent d'elle et la combattirent.
Et au milieu de ces désordres et de
ces angoisses, elle se tourne vers Rome et le siège
de Pierre45. On reconnaît, à travers l'histoire du catholicisme du I au
XIXième siècle, une unité de type général, ne différant de
lui-même que comme la jeunesse de la maturité. Comme Newman le
signale, il eût également pu démontrer l'unité de type dans la
doctrine et la vie de piété chrétiennes.
John Henry Newman (1801 -- 1890)
<< Continuité des principes du catholicisme. >>
Les principes vitaux du christianisme sont, pour Newman,
outre le principe de développement, le principe dogmatique,
le principe de la théologie, le principe du
recours à l'Écriture et de son interprétation mystique, le principe
sacramentel (déduit de l'Incarnation et de la médiation), le principe
de l'ascétisme et de la sanctifiabilité de la matière, le principe de
la grâce sanctifiante, le principe de la suprématie de la foi. Ce
dernier, consistant à juger la foi moralement supérieure
à l'incroyance et aux ratiocinations, a été présent dès l'origine :
Clément d'Alexandrie oppose la foi des catholiques à l'intelligence
des valentiniens, Irénée qualifie la foi des Gentils, qui ne disposent
des prophéties vétérotestamentaires, de plus généreuse; Origène défend
contre Celse les mérites de la foi (accessible à tous); Augustin
condamne les spéculations manichéennes et gnostiques. Plus tard,
saint Thomas insistera sur la nécessité de la foi et de sa lumière,
même pour les choses connaissables par la raison; doctrine ce qui se
prolonge chez Suarez et Vasquez46.
Également constant dans l'histoire du catholicisme est le principe du
recours à l'Écriture47, et spécialement à son sens mystique. Basile la
comparait à un dispensaire fournissant des remèdes appropriés à chaque
maladie; et de saint Polycarpe à saint Alphonse de Liguori,
tous les Pères et tous les conciles recourent au sens mystique
de l'Écriture pour justifier leurs doctrines. Il est significatif à
cet égard que l'école d'Antioche, dont l'exégèse était axée sur le
sens littéral, eût été le berceau de l'hérésie - à cause également de
sa tendance rationalisante. De même le principe
théologique, qui consiste à analyser scientifiquement le donné révélé,
et à élaborer un système, se fait sentir dès les débuts de la
littérature chrétienne. Si la constitution d'un système organisé
balbutie pendant les deux premiers siècles, le ton des écrivains est,
dès les épîtres de saint Ignace, nettement théologique. Et la
constitution de l'édifice théologique et doctrinal n'a jamais cessé
depuis.
Le principe dogmatique affirme que les opinions, en matière de
religion, ne sont point indifférentes. L'horreur de l'hérésie (allant
jusqu'à éviter la compagnie des hérétiques) et des fausses doctrines
transparaît dans les deux testaments, dans les oeuvres de tous les
Pères de l'Église48,
et dans le comportement des premiers chrétiens, qui
considéraient comme un devoir de réfuter les doctrines contraires à la
foi qu'ils avaient reçu. Face à l'apparition des hérésies,
Irénée et Origène, déjà, affirmèrent l'importance de la fidélité à la
Tradition. Ce principe fut la force de la doctrine catholique,
associé au pouvoir d'assimilation de la grâce sacramentelle, qui
lui permet d'incorporer rites et doctrines païennes et hérétiques
pour les filtrer, les purifier, les préciser49.
<< Tout cela est dans le christianisme, donc ce n'est
pas païen50. >>
Les principes sacrementel et dogmatique témoignent du pouvoir
d'assimilation du christianisme. Sa doctrine fut, dès Origène et
l'éclectique Clément d'Alexandrie,
encline à s'inspirer de la philosophie grecque et des doctrines
orientales. Il absorba, sans corrompre son essence, le
néoplatonisme de Philon, le cléricalisme égyptien, les rites
funéraires polythéistes, le culte païen des
images, les fêtes païennes (ainsi
Grégoire le Thaumaturge, autorisa les fêtes païennes du Pont, mais
les voua à la dévotion des martyrs et transforma les satisfactions
sensuelles des populations en une forme de joie
spirituelle51), et encore le droit d'asile, les offrances
votives, les processions. Ce qui était
superstition chez les païens, devenait pieux chez
les chrétiens; la circoncision, purement charnelle, fut
remplacée par le baptême, ordonnancement perpétuel et sacramentel à Dieu.
Anticipation de l'avenir et développement logique.
Le critère de l'anticipation de l'avenir
transparaît en fait dans tout l'essai de Newman. Même les pratiques
des hérétiques apparaissent comme des approximations
de ce qui vint. Ainsi dans la rigidité de
Novatien52
pouvons-nous voir
une anticipation de saint Benoît ou de saint Bruno; l'aristotélisme,
marque de tant d'hérétiques dans l'Antiquité, fut à la base du thomisme.
L'histoire des
premiers siècles montre l'ancienneté des honneurs rendus
aux morts et aux reliques des martyrs (que ce soit chez les
catholiques ou chez les hérétiques, comme Basilide53); et la rapide reconnaissance de
l'excellence du célibat et de la virginité54. Le culte des anges se
trouve déjà chez saint Justin, l'importance de la Vierge est déjà
soulignée par Irénée, Justin, Tertullien55.
La doctrine du baptême eut maints développements d'ordre logique
: le sacrement de pénitence, les indulgences, le purgatoire,
l'extrême onction. Après les premiers baptêmes, la
question du pardon des péchés commis après le baptême
s'est faite crucialement sentir, d'autant que l'Écriture n'y donnait pas de
réponse claire. Des théories diverses
naquirent (dont celle de l'unique << rechute >> permise
après le baptême), des formes de pénitence apparurent dans la discipline
ecclésiastique, ainsi que l'administration du viatique
-- ancêtre de l'extrême onction. La
pénitence était pour les Pères non un signe
extérieur de repentir, mais un acte fait envers Dieu56. Cependant, la vie pouvait ne
pas suffire à cette réparation, et ainsi apparut chez les Pères,
l'idée d'un feu purifiant l'âme dans l'attente de la
sentence du Seigneur (chez Clément d'Alexandrie, chez
Cyprien...), feu qu'on nommera plus tard purgatoire; la pratique
de prier pour les morts se
répandit57 au même moment.
La discussion sur l'Incarnation fournit un autre exemple de
séquence logique. Le langage des Pères anténicéens,
souvent subordinatianistes58, favorise plus
l'hypothèse arienne que la doctrine trinitaire. Ils nomment le
Verbe << instrument de Dieu >>, << ministre de la volonté du Père >>,
<< Ange du Père >>. Pour eux en effet, les
apparitions d'anges dans l'Ancien Testament étaient des apparitions du
Fils; Augustin précisa que le Fils se manifestait par l'intermédiaire des
anges, extérieurs à son essence. Ceci, avec la controverse arienne,
éleva la vue des actions du Médiateur,
discernant mieux ce qui relève de son humanité, et insistant sur sa
relation avec le Père. Le champ était ouvert pour des
médiateurs secondaires, créés, et pour les culte de dulie et
d'hyperdulie. La consubstantialité du Fils avec les natures crées
entraîne, et Athanase le dit explicitement, notre participation à la
gloire incommunicable du Créateur, d'où la légitimité du culte
des saints, et de la Vierge.
Progressions conservatrices du passé.
Les additions successives à la doctrine ne mirent pas en question les
développements précédents. La mise au premier plan de la
divinité de notre Seigneur n'a pas diminué l'importance de sa
Passion rédemptrice, rappelée par la croix, sujet
principal des méditations et prières, honorée par les nombreux
monastères et institutions se plaçant sous la protection de Jésus, du
Rédempteur, de Sa croix, ou de son Sacré-Coeur. Newman démontre
longuement, notamment en examinant les livres méditatifs modernes,
que la dévotion à la Vierge n'amoindrit en aucune façon la révérence due à
son divin Fils, ni le rapport auguste et ineffable existant entre le
Créateur et ses créatures. En examinant son histoire, on ne peut qu'admirer
la vigueur durable de la doctrine et de ses principes du
christianisme,
qui a traversé tant de siècles de persécutions impitoyables, de
schismes successifs, et de violentes controverses. Des Pères parmi
les plus brillants (Tertullien, Origène, Cyrille), des papes (pas ex
cathedra...), des conciles commirent des erreurs, sanctionnèrent des
hérésies. En revanche, l'histoire des hérésies montre que ces doctrines
catholiques, si elles sortent du giron de l'Église, si elles
se séparent de ses principes vivifiants, tournent à la superstition,
et perdent leur consistance.
<< La continuité des principes variés jusqu'à ce jour, et la vigueur de
leur action, sont deux garanties distinctes que les conclusions
théologiques qu'ils amènent sont, en accord avec la promesse divine,
de vrais développements de la Révélation, et non des
corruptions. >>
«En Rome, nous voyons le tableau entier de la Chrétienté
Apostolique, distante, pâle et trouble, vue comme à travers un
téléscope ou une loupe59. »
Cet essai, outre qu'il apporte une démonstration convainquante,
sinon de la vérité, du moins de l'origine apostolique, de la doctrine
romaine60, a l'immense mérite de proposer une théorie
cohérente du
développement du dogme, qui évite les écueils du
modernisme61
et du fixisme.
J.L.