Quelques éléments sur la doctrine de la guerre juste
Louis Dutheillet de Lamothe
Cet article est incomplet et inachevé : incomplet
parce que, déjà trop long, j'ai dû le réduire1, et inachevé
parce qu'il y avait bien d'autres choses à y ajouter ou à approfondir et
que je n'en ai pas eu le temps. Il ne s'agit donc que de quelques petits
éléments de réflexion sur ces épineux problèmes, déjà trop peu
synthétiques, mais qui j'espère vous éclaireront sur le sujet et vous
démontreront la clairvoyance qu'ont pu avoir, sur certaines difficultés,
les théologiens catholiques.
Il y a deux attitudes face au mal : celle du
pharisien et celle du Christ. La première consiste à s'enfermer dans sa
pureté et à contempler, désolé et choqué, le péché des autres. On ne peut
pas l'approcher de peur de souiller sa propre prétendue pureté : le mal,
vous comprenez, ça pourrait être contagieux... On rejette les possédés et
autres dégénérés. On répètera à ses enfants, comme l'avaient fait nos
parents et toutes les générations passées, que le mal c'est mal, et on
continuera à exclure de chez soi ceux qui y tomberont pour éviter de tous
périr avec eux. C'est l'ancienne loi. Le lépreux doit habiter hors du
village, l'impur doit rester hors du temple. La deuxième attitude
reconnaît le mal et veut le sauver, elle ne s'en offusque pas, le saisit à
pleines mains, quitte à se salir, à se souiller elle-même, et le soigne.
C'est l'attitude du Christ, c'est celle de l'Église.
« L'Épouse. (...) C'est une gaillarde dure à la besogne, mais qui
fait la part des choses, et sait que tout sera toujours à recommencer
jusqu'au bout. La Sainte Église aura beau se donner du mal, Elle ne
changera pas ce pauvre monde en reposoir de la Fête-Dieu. » (G.
Bernanos, Journal d'un Curé de campagne). La miséricorde, c'est le
vrai courage. Oser approcher le mal, et vouloir
le réduire du mieux qu'on pourra même si pour cela il faut d'abord et
longtemps vivre avec lui, le supporter, le voir tous les jours,
l'affronter en face. On vous accusera de faire son avantage, de pactiser,
alors que vous êtes les seuls à agir et que les autres se drapent dans
leurs beaux principes qui couvrent leur lâcheté. Ces deux attitudes, nous
les retrouvons aussi dans la pensée. Il y a en effet deux façons de penser
la guerre. On peut la rejeter pour ce qu'elle est, un mal, et pratiquer un
pacifisme intransigeant, irréaliste en fait. Mais ce n'est pas travailler
à la paix. On peut au contraire considérer que la discorde et les
dissensions, la violence et la haine, font partie de notre humanité
déchue, et qu'il faut en tenir compte pour préserver l'essentiel. On
cherche alors à penser la guerre suivant qu'elle est ou n'est pas un
péché, quand elle n'est qu'un moindre mal qui est moral ou quand elle est
un acte de haine, de vengeance ou de désir d'hégémonie. On cherche à
savoir s'il est une guerre juste. C'est la position de l'Église que nous
allons développer dans la suite de cet article. Toutefois, comme ce
problème et cette réflexion dépassent très largement un problème
religieux, nous nous intéresserons aussi à ce que les pensées païennes ou
athées lui ont apporté ou objecté pour comprendre si nous pouvons encore
aujourd'hui comme au treizième siècle penser une guerre juste.
Nous passons sur l'historique de la théorie de la
guerre juste (antiquité, période paléochrétienne, penseurs médiévaux,
école scolastique espagnole, école du droit de la nature et des gens et
déclin de la doctrine, période contemporaine).
Opérons tout d'abord une distinction fondamentale. Il faut
distinguer le jus in bello (le droit dans la guerre, qui recouvre
tous les principes de bonne conduite dans la guerre, type Deutéronome ou
convention de Genève) du jus ad bellum (le droit de faire la
guerre, autrement dit dans quelles conditions il est permis de déclencher
un conflit armé). Pour être juste, la guerre doit donc l'être dans sa fin
(casus belli, jus ad bellum) et dans ses moyens (jus
in bello).
1. Justice du point de vue du jus ad bellum
1.1. Moralité de l'acte
De façon évidente, le fait de déclencher une guerre constitue un acte
moral. Cet acte peut donc être juste ou injuste, soit quant à sa matière,
soit quant à son auteur par rapport à son intention.
1.1.1. Moralité de la matière
Il s'agit de savoir si l'on peut dire que la guerre est juste, ou injuste,
ou tantôt l'un tantôt l'autre, c'est-à-dire si elle a une valeur morale.
L'Église a toujours affirmé qu'elle en avait une. Pour juger une action
(indépendamment de celui qui la commet), il faut considérer l'objet en
lui-même (la guerre, le recours à la violence, aux armes et l'affrontement
entre deux armées) et les circonstances. On peut alors déterminer si cette
action constitue une matière peccamineuse, vénielle ou mortelle. Or
l'Église a toujours affirmé que la guerre n'était pas toujours injuste.
Comme l'objet ne change pas et que la valeur morale de la guerre varie, il
faut bien admettre que la justice du déclenchement d'une guerre dépend
d'abord des circonstances --- les circonstances ne changent pas un mal en
bien (Catéchisme de l'Église Catholique, 1754), mais en moindre
mal. C'est précisément l'objet de la doctrine de la guerre juste que de
déterminer en quelles circonstances l'entrée en guerre peut être juste.
Mais ces deux premiers principes --- entrer en guerre est un acte moral ;
la valeur morale du déclenchement d'une guerre dépend des circonstances
(CEC, 2309 et 2312) --- sont déjà sujets à des objections qui
reviennent sans cesse. Pour Machiavel, la loi morale ne s'applique pas
dans les rapports entre États. Ceux-ci ne doivent se préoccuper que de
leur propre puissance. Pour échapper à une guerre perpétuelle ruineuse,
ils devront cependant tenter de maintenir un équilibre des forces. C'est
cette vision d'un équilibre nécessaire entre des États toujours prêts à
trahir et à suivre leur intérêt que développera Guichardin et qui aboutira
aux traités d'Utrecht, de Vienne etc., moins préoccupés par les
peuples que par les rapports de force entre les États. Pour l'Église, la
loi morale est universelle, il n'y a pas en ce sens de « raison d'État ».
C'est aussi ce principe, qui fait du déclenchement de la guerre un acte
moral, qui permet d'affirmer que l'une seule des deux parties peut mener
une guerre juste. Le deuxième principe est nié par ceux qui prétendent
que la guerre en tant qu'objet est toujours mauvaise, autrement dit
qu'elle rentre dans cette catégorie d'actes condamnables « quelles que
soient les circonstances et l'intention» (CEC, 1756). C'est
l'objection déontologique : la guerre n'est jamais un moyen pour faire la
paix. « Il n'est pas permis de faire le mal pour qu'il en résulte un bien.
» Elle fut en particulier le fait d'Erasme, de Thomas More, de Fénelon. Il
y a surtout deux arguments : soit les maux de la guerre sont toujours
supérieurs à ses profits, soit il y a toujours un moyen de sauver la paix
sans compromettre le bien commun dans ce qu'il a de fondamental à
défendre. C'est le contraire de ce qu'affirme la doctrine de la guerre
juste.
1.1.2. Moralité du sujet
Il y a la moralité de l'acte et celle de celui qui le commet (autrement
dit, commet-il un péché ou non). Cette dernière dépend de la moralité de
l'acte
et de l'intention avec laquelle il a été commis (sauf pour les actes
immoraux quelle que soit l'intention). Cela n'amène pas d'objection si
l'on admet que déclencher une guerre est un acte moral.
Nous passons sur le problème très
intéressant de la guerre providentielle : position augustinienne, position
de Luther, position de l'Église, postérité.
1.2. Conditions de la moralité du déclenchement de la
guerre.
Cet exposé est le noyau de la doctrine du jus ad bellum. Ces
conditions sont apparues progressivement à mesure qu'on prenait conscience
de la valeur de la paix. Tout commence avec saint Augustin qui fait de la
paix la fin universelle, l'entéléchie2 de la cité divine. Le corps et ses
appétits contraires, les hommes, la famille, les nations, tout en ce bas
monde recherche la paix qui ne sera véritable que dans le paradis de Dieu.
Même lorsque les hommes font la guerre, ils recherchent la paix, une
certaine paix fort à leur avantage, autrement dit un ordre, une stabilité
dans le rapport de forces contraires. La paix, c'est « la tranquillité de
l'ordre » (tranquilitas ordinis). La paix est donc possible dès
aujourd'hui et souhaitable par-dessus toutes choses. Il y a des guerres
justes. Elles se font pour la véritable paix. Saint
Thomas3 va reprendre tous les éléments disséminés chez saint Augustin et
les formaliser. La paix ne peut être imposée, obtenue par la crainte,
sinon, il n'y a pas de paix. Cet ordre qui donne la paix doit être une
concorde, autrement dit il doit y avoir accord des volontés entre elles,
mais de plus, la paix demande de faire « la paix avec soi-même », elle
nécessite l'accord de nos divers appétits. Alors on atteint vraiment la
paix. Elle est la vraie fin, elle est un fruit de la charité. Certes, on
fait toujours la guerre pour « sa » paix, néanmoins il peut y avoir une
guerre juste pour défendre « la » paix. Il y a des guerres qui sont
licites moralement. Il y a trois conditions à tout acte moral, et elles
valent donc pour la guerre :
a) L'autorité. C'est au prince d'engager la guerre (ou à
tout gouvernement en charge du bien public). La guerre n'est pas du
ressort de la personne privée. Elle se fait pour le bien public (juste
cause) et doit être décidée par ceux qui en ont la charge.
b) La juste cause (matière). Pour saint Augustin, la guerre juste
« punit une injustice ». Saint Thomas va dans le même sens : « il est
requis que l'on attaque l'ennemi en raison de quelque faute (illi
qui impugantur propter aliquam culpam impugnationem mereuntur). » C'est
ultérieurement que seront ajoutées les fameuses quatre conditions de la
cause juste qui sont dans le Catéchisme et définissent les cas où la
guerre constitue un moindre mal (elles sont parfois improprement appelées
conditions de la guerre juste : il reste les deux autres conditions pour
que la guerre soit juste). Les voici :
2309 Il faut considérer avec rigueur les
strictes conditions d'une légitime défense par la force militaire.
La gravité d'une telle décision la soumet à des conditions rigoureuses de
légitimité morale. Il faut à la fois:
-
Que le dommage infligé par l'agresseur à la nation ou à la
communauté des nations soit durable, grave et certain.
- Que tous les autres moyens d'y mettre fin se soient révélés
impraticables ou inefficaces.
- Que soient réunies les conditions sérieuses de succès.
- Que l'emploi des armes n'entraîne pas des maux et des désordres
plus
graves que le mal à éliminer.
La puissance des moyens modernes de destruction pèse très lourdement dans
l'appréciation de cette condition.
Ce sont les éléments traditionnels énumérés dans la doctrine dite de la
« guerre juste ».
L'appréciation de ces conditions de légitimité morale appartient au
jugement prudentiel de ceux qui ont la charge du bien commun.
c) L'intention juste. Cette condition est évidente.
Saint Thomas d'Aquin écrit : on doit se proposer de promouvoir le bien ou
d'éviter le mal (vel ut bonum promoveatur, vel ut malum vitetur).
La guerre ne doit pas être faite à des fins personnelles mais en vue du
bien commun. L'intention du prince doit être juste. Saint Thomas,
comme saint Augustin, se soucie surtout du salut de l'âme des princes. À
partir de Vitoria, on s'accordera à dire qu'une guerre peut être juste
bien que le souverain la mène avec une intention pernicieuse. Il faut
distinguer la valeur morale de la matière de l'acte et celle de l'acte
lui-même (donc celle du sujet). Réciproquement, on peut être objectivement
dans son tort tout en étant de bonne foi.
Ces conditions appellent quelques remarques. Le « prince »
d'abord. S'il peut s'agir d'un État, la doctrine de la guerre juste a
toujours affirmé qu'il fallait si possible avoir recours à un juge
supraétatique impartial. Ce n'est qu'en l'absence d'un tel juge que le
prince peut exceptionnellement être à la fois juge et partie (ce qui est
le grand problème de cette doctrine). Encore les théologiens
précisent-ils qu'il doit s'entourer d'avis sages et éclairés avant de
prendre sa décision4. La juste guerre n'est en effet qu'un moindre mal et s'il existe une
autorité juridique compétente et impartiale, il est nécessaire de s'en
remettre à elle. Si la partie fautive refuse son juste jugement, il est
nécessaire de défendre le droit, fût-ce par les armes, mais alors cette
juste violence ne s'apparente plus vraiment à une guerre, mais plutôt à
une opération de police. Nous touchons là un paradoxe que nous allons sans
cesse retrouver : quand sont vraiment réunies toutes les conditions qui
permettent de faire de la guerre une juste guerre, elle n'a plus raison
d'être. Toutefois, en l'absence de cette autorité, les princes doivent
eux-mêmes juger de la justice de la guerre qu'ils envisagent
d'entreprendre. D'où la possibilité d'une bonne foi des deux côtés.
C'est l'argument relativiste. Il est bien entendu que pour les théoriciens
de la guerre juste, il y a au plus une des deux parties qui est dans son
droit. Les théologiens espagnols de la Renaissance commencent à admettre
le cas fort improbable où les deux parties sont sincèrement convaincues
d'avoir raison. Objectivement, l'une a tort, mais l'erreur est «
invincible » ; l'intention est bonne, et donc il n'y a pas péché, mais il
faut pour cela, précise Vitoria, avoir pris toutes les précautions
nécessaires et avoir consulté toutes les personnes sages et capables de
juger la situation sans animosité ni parti pris. Pour Vitoria et ses
disciples, cette possibilité existe mais reste très improbable car il y a
le plus souvent de la mauvaise foi à ne pas vouloir entendre les voix de
la raison et de la vérité. L'école du droit de la nature et des gens,
fondée par Grotius puis Pufendorf, va renverser cette vision. Rares sont
les cas où l'une des parties est vraiment de mauvaise foi. Vattel dans
Le droit des gens (1758) écrit : « La guerre doit être regardée
comme juste de part et d'autre. »5 Si le jus in bello doit permettre
d'atténuer les horreurs de la guerre, les incriminations du jus ad
bellum n'ont pas lieu d'être. Cette évolution n'est pas sans lien avec la
séparation du droit des gens de la religion, initiée avec Grotius. Il
faudra attendre le vingtième siècle pour que revienne l'idée de guerre
injuste, de « crime contre la paix », et l'aspiration à un organisme
supranational qui puisse juger les déclarations de guerre des États. Cet
argument ne peut toucher l'Église qui a toujours condamné toute espèce
de relativisme moral. La guerre ne peut être juste des deux côtés, et si
les critères qui doivent nous permettre de nous prononcer sont imparfaits,
ce n'est pas une raison pour faire abdiquer le droit quand la situation
est obscure.
Nous passons sur l'objection pratique que l'on oppose
souvent à ce critère.
Nous passons également sur la position de l'école
du
droit de la nature et des gens (inaugurée par Grotius), et les doutes de
l'époque moderne ; d'ailleurs, nous y reviendrons plus loin.
1.3. Casuistique : quelques problèmes
1.3.1. La guerre préventive
Cette question est très compliquée et très délicate. Évidemment, tout
dépend de ce que l'on appelle « guerre préventive ». Le Vatican s'est
prononcé contre les guerres « dites préventives ». On a peut-être un peu
trop retenu cette condamnation qui d'ailleurs ne vient pas du Pape mais du
nouveau président du conseil pontifical Justice et Paix, Monseigneur
Renato Martino, qui a déclaré que « la guerre préventive est une guerre
d'agression ». À ce titre, elle ne peut être une guerre juste. Pour que
la cause soit juste, il faut en effet que la guerre réponde à une
agression. Pour saint Thomas, il faut « punir une injustice ». La guerre
préventive (autrement dit, on prend l'initiative des hostilités avant
d'avoir subi un dommage réel et grave) ne peut donc être juste (sous
réserve de toutes les autres conditions) que si elle répond à une
agression, une « injustice » autre que celle de l'utilisation offensive
des armes. Autrement dit, si la « guerre préventive » répond à une
violation agressive et belliqueuse du droit international (notamment en
matière d'armements), le pays concerné ou la communauté internationale
peuvent, me semble-t-il, justement intervenir avant que les populations
aient subi le dommage (mais après avoir épuisé tous les autres moyens pour
préserver la paix et rempli toutes les autres conditions d'une guerre
juste). En effet, le droit se doit d'être défendu, il n'est pas
facultatif, ses violations doivent être punies et l'on ne peut pas exclure
pour cela des moyens militaires. Ce point semble soulever bien des
objections et des protestations. Que l'on considère qu'il ne s'agit pas de
justifier la récente guerre en Iraq, qui de toutes façons n'a pas,
semble-t-il, épuisé toutes les ressources des moyens diplomatiques
pacifiques et des inspections pour préserver la paix, mais qu'il s'agit de
savoir si en droit une guerre peut être justifiée (et donc ne pas
constituer un péché pour ceux qui la déclarent) dans un cas où le pays n'a
pas encore été attaqué mais va l'être de façon gravement injuste et
pressante. Les dirigeants peuvent et même parfois doivent intervenir pour
protéger leurs populations. Il faut donc à notre avis proscrire la
relecture moderne libérale de la doctrine de la guerre juste qui la
restreint à la guerre de légitime défense, donc après que le dommage a été
effectif et non potentiel. Ajoutons encore que s'il s'agit d'agression
multilatérale (comme l'est une violation du droit international en matière
d'armements), la réponse doit être multilatérale et par conséquent être le
fait de la communauté internationale. En revanche, si la guerre préventive
a lieu avant l'agression (redéfinie au sens large en incluant les
violations du droit international en vue d'actions belliqueuses), elle est
toujours injuste. En fait, le fond du problème est de savoir si des
guerres offensives peuvent être justes (nous n'évoquerons pas ici les
différentes visions de la guerre offensive et les distinctions qu'on a pu
faire : guerre offensive par défense in continenti,
etc.6). La
réponse est
oui, si elles réparent une injustice grave (dommage n'est pas synonyme
d'agression militaire). C'est même tout l'objet de la doctrine de la
guerre juste. La légitime défense ne pose pas de problème, c'est la guerre
offensive qui est délicate et c'est pour elle qu'a été inventé le critère
exposé ci-dessus.
1.3.2. L'autorité des juges
Nous passons sur ce problème, marginal mais soulevé
par une relecture libérale de la doctrine de la guerre juste, telle que
l'utilisent par exemple les Américains. Voir la version complète de cet
article, ou celui de Bertrand Lemennicier pour un exposé détaillé.
1.3.3. La guerre d'ingérence
Encore un problème très délicat. Comme pour tout le reste, il ne s'agit
ici que d'apporter les principaux moments et éléments de la réflexion.
C'est l'école scolastique espagnole qui va d'une certaine façon parler la
première d'une juste guerre d'ingérence. Vitoria est très net. Pour lui,
la solidarité qui unit les nations les autorise à intervenir dans des
conflits où elles ne sont pas directement impliquées et même à venir en
aide à des populations opprimées par la tyrannie. « Les princes peuvent,
en vertu du droit naturel, défendre l'univers contre l'injustice. » (cit.
in Bacot, p. 46). Suarez est plus réaliste et admet seulement que l'on
secoure ses alliés si ceux-ci le demandent. Aujourd'hui, il est
communément admis que c'est à des instances supranationales qu'il importe
de « défendre l'univers contre l'injustice », afin d'éviter des abus de la
part des États. Son intervention même armée constitue le moindre mal.
1.3.4. La révolte contre l'oppression
Aujourd'hui de très nombreuses guerres civiles déchirent
des pays. Leur appréciation est très difficile. Y a-t-il une révolte juste
? Dans Immortale Dei, Léon XIII a rappelé la doctrine constante de
l'Église : la légitimité du pouvoir vient de Dieu (Rm 13,1). Il faut
donc lui obéir. Cela dit, si celui-ci dénature le pouvoir qui lui est échu
en ne respectant plus Dieu et son amour pour l'homme, s'il viole la morale
et les droits fondamentaux, s'il use de ses prérogatives à des fins
personnelles et non pour le bien et le salut public, et s'il le fait de
façon insoutenable, tyrannique, odieuse, scandaleuse et cruelle, comme
cela s'est vu bien souvent, alors la révolte, la guerre contre la
tyrannie, est d'une certaine façon justifiée, si odieuse que soit la
guerre civile. Je ne sais si des « conditions » ont été établies à ce
sujet comme pour la doctrine traditionnelle de la guerre juste. L'Église
reste très prudente : « On ne saurait oublier que la crise fondamentale
des systèmes qui se prétendent l'expression du gouvernement et même de la
dictature des ouvriers commence par les grands mouvements survenus en
Pologne au nom de la solidarité. Les foules ouvrières elles-mêmes ôtent sa
légitimité à l'idéologie qui prétend parler en leur nom, et elles
retrouvent, elles redécouvrent presque, à partir de l'expérience vécue et
difficile du travail et de l'oppression, des expressions et des principes
de la doctrine sociale de l'Église.
Un autre fait mérite d'être souligné : à peu près partout, on
est arrivé à faire tomber un tel «bloc», un tel empire, par une lutte
pacifique, qui a utilisé les seules armes de la vérité et de la justice.
Alors que, selon le marxisme, ce n'est qu'en poussant à l'extrême les
contradictions sociales que l'on pouvait les résoudre dans un affrontement
violent, les luttes qui ont amené l'écroulement du marxisme persistent
avec ténacité à essayer toutes les voies de la négociation, du dialogue,
du témoignage de la vérité, faisant appel à la conscience de l'adversaire
et cherchant à réveiller en lui le sens commun de la dignité humaine. »
(Centesimus annus, 23 ; le marquage n'est pas dans le texte)
2. Du point de vue du jus in bello
2.1. Moralité de l'objet et du sujet
Là encore, il importe de distinguer la moralité de l'objet et
du sujet. L'objet constitue les actions militaires entreprises pour mener
la guerre, autrement dit les ordres et leurs exécutions. Le sujet est donc
double : celui qui ordonne (général, quartier général...), celui qui
exécute. Le fait qu'une action soit ordonnée ne libère pas le soldat de la
loi morale. Reste le problème de savoir si l'on a le droit de participer à
une guerre manifestement injuste. Il n'est pas demandé aux militaires de
juger du jus ad bellum et si le jus in bello est respecté,
ils ne sont pas fautifs en respectant les ordres qu'ils ont reçus, bien
évidemment. En revanche, si ceux-ci sont manifestement contraires au
jus in bello, ils
sont tenus de ne pas les exécuter. Le cas le plus clair est celui du
génocide :
« Les actions délibérément contraires au droit des gens et à ses
principes universels, comme les ordres qui les commandent, sont des
crimes. Une obéissance aveugle ne suffit pas à excuser ceux qui s'y
soumettent. Ainsi l'extermination d'un peuple, d'une nation ou d'une
minorité ethnique, doit être condamnée comme un péché mortel. On est
moralement tenu de résister aux ordres qui commandent un génocide. »
(CEC,
2313)
L'Église va plus loin, elle a toujours déclaré « la validité permanente
de
la loi morale durant les conflits ». En 1947, le
tribunal de Nuremberg applique ce principe : « L'ordre reçu par un
soldat de tuer ou de torturer, en violation du droit international de la
guerre, n'a jamais été regardé comme justifiant ces actes de
violence. (...) Le vrai critère de responsabilité pénale n'est nullement
en rapport avec
l'ordre reçu. Il réside dans la liberté morale, dans la faculté de
choisir, chez l'auteur de l'acte reproché. » Deux problèmes se posent
alors. Le premier consiste en la relecture libérale de la doctrine de la
guerre juste, qui met la responsabilité du conflit tout entière dans les
mains de ceux qui exécutent les ordres et acceptent de tuer pour défendre
leur droit, car ils sont libres et seuls responsables de la défense de ces
droits. Ce n'est pas la position de l'Église, qui a toujours fait porter
la
responsabilité du conflit (jus ad bellum) sur les seuls dirigeants
qui
prennent la décision initiale. Cela dit, si des ordres violent les
principes moraux (jus in bello) qui restent valables durant la
conduite
d'une guerre, la responsabilité incombe au donneur d'ordre mais aussi à
celui qui l'exécute (la gravité de la matière dépendant toujours des
circonstances). Ainsi, un soldat n'est pas responsable des morts qu'il
provoque mais il n'a pas le droit d'attaquer des civils si on lui en donne
l'ordre (en gros). Mais le second problème qui se pose est plus radical
encore : a-t-on le droit d'accepter d'être soldat dans la mesure où « la
loi morale reste valide durant les conflits » et où l'on sera conduit à
des homicides, condamnables en toutes circonstances et pour toute intention ?
Il faut préciser sur quoi porte la culpabilité. Prenons le cas d'une
guerre juste en tous points. Il s'agit donc d'une guerre de légitime
défense (réponse à un dommage, CEC, 2309). Saint Thomas établit
dans sa
Somme Théologique le principe du double effet : «L'action de se
défendre peut entraîner un double effet: l'un est la conservation de sa
propre vie, l'autre la mort de l'agresseur... L'un seulement est voulu;
l'autre ne l'est pas. » (ST, II-IIae, q. 64, 7) Ainsi, la
légitime défense a deux effets : un effet principal (sa propre survie) et
un effet secondaire (la mort éventuelle de l'autre, malgré la proportion
de la riposte). Les homicides des guerres justes sont donc des effets
secondaires, même s'ils restent des homicides : la défense légitime des
personnes et des sociétés n'est pas une exception à l'interdit du meurtre
de l'innocent que constitue l'homicide volontaire. Il me
semble nécessaire de considérer qu'en tant qu'effet secondaire, cet
homicide perd sa qualité de péché « quaecumquae circumstantiae et
intentio», et que les circonstances et l'intention droite enlèvent toute sa
culpabilité à l'exécutant (quant au jus in bello, sous réserve) et
à
l'ordonnateur (quant au jus ad bellum et au jus in bello,
sous réserve).
Il est donc permis de servir son pays dans l'armée, fût-ce par les armes
(cf. l'historique dans l'article complet), et le Catéchisme déclare
: « Ceux qui se vouent au
service de la patrie dans la vie militaire, sont des serviteurs de la
sécurité et de la liberté des peuples. S'ils s'acquittent correctement de
leur tâche, ils concourent vraiment au bien commun de la nation et au
maintien de la paix (cf. Gaudium et Spes 79). » (CEC, 2310)
Un
gouvernement peut même
imposer licitement ce service (CEC, 2310), bien que dans le même
temps,
l'Église se fait l'écho des « cas de conscience », qui demandent depuis
longtemps un statut spécial, même si cela ne peut se généraliser :
2311 : Les pouvoirs publics pourvoiront équitablement au cas de
ceux
qui, pour des motifs de conscience, refusent l'emploi des armes, tout en
demeurant tenus de servir sous une autre forme la communauté humaine
(cf. GS 79).
2.2. Remarques historiques sur le jus in
bello
Autant de sociétés, autant de préceptes différents. Pourtant, le principal
n'est pas là. L'important est qu'il y ait un jus in bello.
Autrement dit, tout n'est pas permis. Il tient tout entier dans ce
principe : il ne faut pas faire plus de mal que nécessaire. L'inspiration
est souvent religieuse. De là à interdire certaines armes pour
elles-mêmes, indépendamment de la situation, il n'y a qu'un pas (gaz,
armes chimiques, biologiques ou nucléaires). La fin ne justifie pas tous
les moyens. Les problèmes commencent quand ceux d'en face ne pensent pas
la même chose. Peut-on se priver unilatéralement de certains moyens
d'action ? C'est tout le problème. Tout est affaire de morale. Si vous
êtes conséquencialiste, seul le résultat compte. Si en revanche vous êtes
déontologue, seules les règles comptent et vous refuserez d'employer la
bombe nucléaire quelles que soient les circonstances (i.e. si ceux
d'en face ne s'en privent pas).
Le Deutéronome est très prudent. Il interdit par exemple d'abattre les
arbres fruitiers d'une ville assiégée. Nous passons sur la citation des
passages concernés (Dt 20). En gros, il faut d'abord proposer la paix à la
cité avant de lui livrer bataille. À ce moment-là on peut « passer tous
les mâles au fil de l'épée », et prendre le reste comme butin.
Contre le païen donc, point de pitié. Il n'est pas question
d'aimer ses ennemis. Les livres sacrés se contentent d'organiser la
guerre, avec de nombreuses prescriptions pour celui qui construit sa
maison ou n'a pas encore moissonné, celui qui vient de se fiancer, et même
celui qui a peur ; les scribes diront encore ceci au peuple: «Qui a
peur et sent mollir son courage? Qu'il s'en aille et retourne chez lui,
afin de ne pas faire fondre comme le sien le coeur de ses frères!»
(Dt
20,8) De toutes façons Jahvé apportera la victoire. Le reste de l'Ancien
Testament s'attache à en apporter la démonstration (le livre de Josué, par
exemple).
Le jus in bello est présent dans tous les textes
sacrés. Citons encore les lois de Manou, en Inde, qui ordonnent : « Que le
guerrier ne frappe ni celui qui est assis, ni celui qui dit ``je suis ton
prisonnier'', ni celui qui est endormi, ni celui qui n'a pas de cuirasse,
ni celui dont l'arme est brisée, ni celui qui est accablé par le chagrin,
ni celui qui est grièvement blessé, ni un lâche, ni un fuyard. » Quelle
grande idée de la guerre se dessine derrière ces lignes. Nul ne sait si
elles étaient respectées ; probablement pas car ces lois sont plus
exigeantes que toutes les conventions internationales sur le droit de la
guerre des deux siècles précédents réunies. Le jus in bello était
en effet promis --- comme la guerre --- à un bel avenir. Présent bien sûr
chez saint Augustin, codifié dans les sommes théologiques du Moyen-Âge, il
sera ensuite repris par tous les penseurs scolastiques dont Francesco de
Vitoria, Suarez, etc. Il prend un nouvel essor avec l'école du
droit de la nature et des gens qui remet en question le jus ad
bellum (Grotius) et finira dans les fameuses conventions de Genève ou de
La Haye et tous les accords contemporains. Parmi ceux-ci, il faut
distinguer les limitations quantitatives (qui furent le plus souvent des
échecs) et les limitations qualitatives qui ont eu plus de succès. Quant à
l'Église, depuis un anathème contre les arbalètes au concile du Latran
(1139), elle ne s'est plus risquée à des restrictions positives dans
l'usage des armes, pas même pour la bombe atomique.
2.3. Principes du jus in bello
Il faut
distinguer entre des interdits positifs et historiques, qui dépendent
forcément de l'état de la communauté internationale et de l'avancée des
techniques, et les principes mêmes de la justice d'une guerre par rapport
au jus in bello. Ces principes sont au nombre de deux pour la
majorité des commentateurs. Dans le cadre de ces principes, la doctrine de
la guerre juste a toujours admis qu'il fallait mettre en oeuvre les
moyens militaires nécessaires à la fin poursuivie, fussent-ils radicaux.
Mais dans le même temps, elle reconnaît qu'il y a des principes à mettre
en oeuvre de façon unilatérale. Aujourd'hui, ces deux principes sont
généralement acceptés par la communauté internationale et sans cesse
rappelés par l'Église : le principe de discrimination et celui de
proportionnalité. Le premier exige que les belligérants fassent la
différence entre les civils et les militaires afin de ne combattre que les
militaires. Frapper un tiers innocent revient à se constituer agresseur à
son égard, ce qui est une faute vis à vis du jus ad bellum.
Toutefois, la victime d'une agression n'est pas responsable des
effets collatéraux non prévisibles de sa riposte (dans le cas bien sûr où
celle-ci est justifiée, est juste), ce qui est logique mais montre bien
toutes les limites de ce principe. Au vu de ce principe, on peut
considérer que la technologie militaire a fait de gros progrès. En
revanche, il n'en est pas ainsi au regard du deuxième principe, le
principe de proportionnalité, qui impose que la riposte soit proportionnée
à l'agression (le contraire des représailles massives). Remarquons que la
négation de ces deux principes correspond à la guerre totale, qui combat
toute une nation sans distinction et par tous les moyens. L'Église la
condamne donc quelles que soient les circonstances, me semble-t-il, et je
m'appuie sur le fait que Pacem in terris l'a qualifiée de « crime
contre Dieu et contre les hommes ». Gaudium et spes renouvelle ce
jugement (GS, 80 § 4). Le catéchisme ajoute d'autres principes
que l'on peut ranger dans le jus in bello (et le droit
international positif les multiplie) : respect de la loi morale (toujours
valide en temps de guerre), traiter « avec humanité » les non combattants,
les blessés et les prisonniers. Ces principes comportent des préceptes
toujours généraux mais déjà plus positifs. On y retrouve l'inspiration du
droit de la guerre tel qu'a voulu l'instaurer l'École du droit des gens,
dont la philanthropie est partagée par les milieux catholiques (cf.
en particulier les directives des évêques américains), mais pas le
raisonnement de départ (on ne peut déterminer de guerres justes ou
injustes, mieux vaut toutes les contraindre dans un cadre juridique qui en
limitera les horreurs les plus marquées). La doctrine de la guerre juste
préconise au contraire la proportionnalité de la riposte avec le dommage
subi et les intérêts à défendre. Cela n'empêche pas de soutenir les
efforts faits pour mettre en oeuvre des codes de conduite de la guerre
qui ne valent bien sûr que s'ils sont multilatéraux : traité de limitation
des armements, conventions sur les armements en usage, etc. La
violation de ces traités constitue alors une faute grave. Mais bien sûr,
ces traités sont des oeuvres collectives. D'où bien des objections sur
leur inefficacité, et sur celle du jus in bello en général. Deux
principalement. Voyons-les rapidement, elles resurgissent à chaque conflit
et alimentent par exemple à chaque conflit les polémiques sur la torture
(condamnée en CEC, 2297). La première consiste à objecter que si la
cause est juste, tous les moyens sont bons pour y parvenir.
Historiquement, ce droit est souvent vain. Avant la guerre, on multiplie
les accords sur les armements et les prisonniers, les clauses, les
alinéas, les nomenclatures. La Seconde Guerre mondiale éclate. Rien n'est
respecté. Puisqu'on vous dit que c'est la guerre. On bute en réalité sur
le second problème, qui est que nous, on serait prêt à respecter le droit
mais vous comprenez, les autres, ceux d'en face, ils ne nous feront pas de
cadeaux. Et si vos adversaires usent d'armes puissantes et décisives pour
l'issue du conflit et que votre guerre est juste, il semble légitime de
violer le droit de la guerre en réponse à cette violation. Et si tout le
monde fait ce raisonnement, le jus in bello n'est jamais respecté.
C'est ainsi qu'il faut comprendre l'anathème si injustement décrié du
concile du Latran (1139). En effet, on avait frappé d'anathème ceux qui
utilisaient des arbalètes, armes jugées lâches et inhumaines, excepté si
l'on s'en servait contre des infidèles. Certains commentateurs ont vite
fait de dénoncer une distinction entre deux morales, une pour les
chrétiens et une pour les païens. En réalité, il s'agit juste du problème
fondamental du jus in bello : les musulmans n'ont que faire des
anathèmes du Pape et si une des parties ne respecte pas les interdits,
l'autre ne peut pas se lier les mains si la cause est juste (un juste
recours aux armes pour une juste cause reste le principe de la guerre
juste). Rappelons que la victoire de Charles Martel à Poitiers (en 733
probablement) fut en partie due aux lances franques qu'utilisaient ses
guerriers, plus longues que celles de ses adversaires. Depuis 1139,
l'Église ne s'est plus aventurée à dicter des principes multilatéraux de
jus in bello aux États chrétiens, et pour cause... La seule
possibilité d'un jus in bello global serait finalement qu'il soit
imposé à tous par une instance supraétatique qui ait les moyens de le
faire respecter, à ce paradoxe près que si c'est le cas, cette instance
peut régler tous les conflits en faveur du juste belligérant potentiel et
que le recours à la guerre ne s'impose plus. Quand sont réunis les moyens
et les volontés de conflits justes, ceux-ci n'ont plus vraiment lieu
d'être.
Passons sur les développements contemporains du
jus in bello.
2.4. Casuistique : quelques questions
2.4.1. L'usage de la bombe nucléaire et la
guerre A.B.C.
Le problème relève du jus in bello : celui-ci interdit au nom du
principe de discrimination l'utilisation d'armes comme la bombe nucléaire,
les armes biologiques ou toutes les armes de destruction massive. Au
massacre de nos populations civiles, il n'est donc pas licite de répliquer
par le massacre de celles d'en face (on constate encore une fois
l'importance de la distinction entre militaires et civils). L'usage de la
bombe nucléaire n'est donc pas licite. En revanche, il est juste, et c'est
même un devoir pour les dirigeants en charge du bien public, de mettre fin
à l'agression, fût-ce au moyen d'une riposte armée s'il n'y a plus
d'autres moyens (l'urgence due à la « proximité» d'une attaque peut
remplir partiellement voire totalement cette condition). S'il ne sert en
rien la juste cause de frapper les populations civiles par des armes de
destruction massive, il se révèle alors nécessaire d'empêcher par tous
les moyens le massacre des populations défendues (détruire les bombes,
frapper le commandement, etc.). On peut alors imaginer, de façon
très théorique, que, si du fait de circonstances extraordinaires et dans
un péril extrême et pressant, le principe de proportionnalité l'emporte
sur celui de ségrégation, on recoure justement (sous réserve de remplir
toutes les autres conditions, notamment celle de l'évaluation des
conséquences : il faut préférer se rendre si elles doivent être pires) à
l'arme nucléaire malgré les dommages collatéraux (i.e. les
destructions autres que celles de l'objectif militaire) de court et long
terme qui sont prévisibles. Depuis 1139, l'Église n'a plus condamné de
façon absolue aucune arme, pas même celles de la guerre A.B.C. (atomique,
biologique, chimique), malgré des restrictions majeures. En 1954, devant
l'association médicale mondiale, Pie XII les a explicitement admises
« dans
le cas où elles doivent être jugées indispensable pour se défendre ». Pour
citer encore Guillaume Bacot7 : « Nul ne peut prétendre avec certitude que
jamais aucune valeur ne méritera d'être défendue à ce prix. » Toutefois
gardons en mémoire que, du fait du principe de discrimination, les armes
de
destruction massive sont a priori illicites dans une guerre juste.
2.4.2. La dissuasion nucléaire
Nous passons sur ce sujet, ainsi que sur la position
de l'Église sur la course aux armements.
2.4.3. La guerre moderne, la guerre totale
La Révolution française a marqué un tournant dans l'histoire de cette
doctrine. Elle a eu un double effet : beaucoup y voient un des éléments
fondateurs de la guerre moderne, et de l'autre côté elle a remis au goût
du jour la pensée en termes de guerres justes, toujours défendue par
l'Église. Commençons par examiner ce prétendu lien. On en trouve un
exposé dans Bellone ou la pente de la guerre, de Roger Caillois
(cit. in Guerre, c'est pas juste, Laetitia Bianchi).
Commençons par imaginer que le jus belli (jus ad
bellum et jus in bello) est en tout point respecté ; la guerre est
alors une sorte de jeu sanglant avec à chaque fois, au moins devant Dieu,
une partie agresseur et une partie en légitime défense. S'il en est ainsi
la guerre n'a plus grand sens. Elle peut presque toujours être réglée
devant des juges internationaux. Ces gens si respectueux de leur honneur
pour ne pas faillir aux lois du droit de la guerre n'iraient pas même
chercher un arbitre à leur conflit ? À moins qu'elle ne soit qu'un jeu, un
duel d'armées où les dirigeants sont tous coupables de régler par les
armes ce qui aurait pu l'être devant un juge ou un arbitre. Roger Caillois
montre que dans les sociétés féodales il y a un lien entre la fête et la
guerre, lien qui est présent surtout dans l'aristocratie guerrière. Les
guerres sont limitées, elles finissent par être des règlements courtois.
Arrivent la démocratie, la citoyenneté etc. Le citoyen doit
défendre son pays, sa patrie. La rue a pris les armes, elle les gardera.
Et c'est Valmy. Ce sont désormais des peuples qui s'affrontent, c'est la
naissance de la guerre totale. La conscription est un bon symptôme de
cela. Voici le décret qui l'établit lorsque les volontaires vinrent à
manquer, le 23 août 1793 : « Les jeunes gens iront au combat ; les hommes
mariés forgeront les armes et transporteront les subsistances ; les femmes
feront des tentes, des habits, et serviront dans des hôpitaux ; les
enfants mettront le vieux linge en charpie ; les vieillards se feront
porter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers,
prêcher la haine des rois et l'unité de la République. » L'esprit de la
guerre totale est bien là. Et puisque tout sert à la guerre, tout devient
objectif militaire. Les citoyens sont aussi égaux devant la guerre (au
moins idéalement) et sont tous concernés par l'agression : on attaque une
nation, un peuple qui se défend contre un autre, et de là à frapper les
civils, il n'y a qu'un pas, franchi depuis longtemps. Peut-être le retour
à des armées de métier diminuera-t-il ce phénomène, mais en réalité il est
peu probable que l'on en revienne à des guerres aristocratiques, et le
dilemme de Caillois est le suivant : soit une société inégalitaire où les
guerres sont limitées et peuvent être courtoises, soit une société
égalitaire, où tous participent à la gestion et à la défense du pays
(directement ou indirectement) et les guerres deviennent des affrontements
de peuple à peuple où chacun devient une cible (avec le fameux objectif de
« miner l'opinion », bien révélateur de cet affrontement de populations
entières), affrontements implacables et meurtriers, totaux. L'évolution
des armements fera le reste. Il n'y a alors plus de guerre juste. Toute
guerre doit aujourd'hui être absolument évitée. Et c'est justement à ce
moment-là que la doctrine de la guerre juste est revenue sur le devant de
la scène (cf. par exemple la Déclaration des droits de gens
de l'abbé Grégoire, juin 1793). Pacem in terris et Vatican II ont
pris conscience de la portée des déclarations de guerre modernes : « Il
devient humainement impossible de penser que la guerre soit, en notre ère
atomique, le moyen adéquat pour obtenir justice d'une violation des
droits. » Et de préconiser le développement du droit international. Mais
nul ne peut affirmer que la guerre totale ne sera jamais nécessaire si
l'adversaire en use aussi.
2.4.4. Autres questions
Il y a bien d'autres questions : le problème de la conscription, ou de qui
peut servir sous les armes, la question des jours de fêtes et toutes les
études de cas précis qu'on a pu faire. Cet article est déjà trop long. La
bibliographie ci-dessous peut constituer un premier approfondissement.
Conclusion
Nous passons en dernier lieu sur la conclusion...
Bibliographie :
En plus de tous les classiques cités, du Catéchisme et des encycliques, on
peut se référer à :
-
Regout R., La doctrine de la guerre juste de saint Augustin à
nos jours, Pedone, Paris, 1935 (cote à l'École : TH p 412 8°) .
- Card. Ottaviani, Institutio moralis (non trouvé).
- La Brière, Y. de, Le droit de juste guerre, tradition
théologique, adaptations contemporaines, Pedone, Paris, 1938.
- Bacot Guillaume, La doctrine de la guerre juste, Economica,
Paris, 1989.
- Bianchi, Laetitia, Guerre, c'est pas juste, R de réel.
- Lemennicier, Bertrand, La notion de guerre juste (avec en
particulier la version libérale moderne de cette doctrine), Paris II,
2003.
- ... et un article du père Armogathe : Éléments pour une
théologie de la juste paix, EPHE.
L.D.L.