Le repos du septième jour
Nathalie Ray et Nathalie Requin
«
Verum autem sabbatum ipsum redemptorem nostrum
Iesum Christum Dominum
habemus.»
1
Commençons
par une mise en garde pour les esprits fatigués: cet
article ne vise pas à un nouvel éloge paradoxal de la sieste, et n'est
(malheureusement) pas un traité
renouvelant les perspectives de «L'art du farniente, ou comment garder
les pieds en éventail». Le septième
jour du récit de la création soulève
d'évidentes questions, dès lors que
l'on se refuse à imaginer Dieu après
six jours de paroles créatrices dans
l'état d'un jogger revenant de
deux tours méritoires du jardin du
Luxembourg2.
On ne peut cacher la véritable difficulté à penser le repos divin, qui
s'est traduite dans les arts figurés
par l'absence du septième jour dans le
cycle de la création. En effet, dans l'iconographie de la Genèse,
aucune image ne correspond au septième jour, et le récit se déroule dans six
médaillons. Toutefois le regard, remontant vers le quadrilobe
de la Trinité qui surplombe traditionnellement les représentations,
peut voir en lui l'image du repos de Dieu. Ou, comme dans la célèbre coupole de la création de
Saint-Marc de Venise, un Christ
siégeant en majesté, intercalé entre les six jours et le récit du
chapitre deuxième de la Genèse, se substitue à l'impensable repos divin.
Cette difficulté est théologique, et non seulement figurative: saint
Augustin3 la prend honnêtement à bras le corps
et y découvre l'invitation pour l'homme à se reposer en Dieu. Du
regard contemplatif que le Créateur pose sur la Terre le septième
jour, naît la dynamique du rapport «sponsal» entre Dieu et ses
créatures: chacune est appelée à s'engager dans un pacte d'amour,
c'est-à-dire à respecter l'Alliance, préfigurée dans le repos divin,
qui a ses lois, ses devoirs, et dont les défaillances sont comblées
par l'infinie miséricorde de Dieu. Ce pacte, que manifeste
l'observance du sabbat par les hommes dans l'Ancien Testament, trouve
dans le Nouveau Testament son point culminant avec le Christ, Maître
du sabbat.
Le récit de la Genèse: Dieu se reposa le septième
jour
Commençons par lire les quelques lignes sur lesquelles tant de belles
pages
ont été (et vont être...) écrites:
Ainsi furent achevés le ciel et la terre, avec toute leur armée. Au
septième jour Dieu avait terminé tout l'ouvrage qu'il avait à faire
et, le septième jour, il chôma, après tout l'ouvrage qu'il avait
fait. Dieu bénit le septième jour et le sanctifia, car il avait
chômé après tout son ouvrage de création. (Gn 2 1-3)
La traduction facile de ce passage est qu'après la
création de l'univers, de toutes les espèces d'êtres vivants
et de l'homme, Dieu, fatigué, se reposa de son oeuvre. Mais
«peut-on sans impiété se figurer et dire que la création a coûté
quelque travail à Dieu, quand nous voyons les choses sortir du néant à
sa parole?»4
L'interrogation de saint Augustin se fait le reflet du mystère du
repos divin: Dieu a-t-Il eu besoin de se reposer? pourquoi le fait-Il
? peut-Il réellement chômer? Quelques points que nous allons tenter
d'éclaircir ici5.
Dieu avait-Il besoin de se reposer?
La réponse à la question d'Augustin n'est pas difficile à trouver:
non, Dieu n'était pas fatigué par l'effort quasi insurmontable qu'Il a
dû
fournir pour créer nos ancêtres6. Le
repos de Dieu est à considérer au sens spirituel et non au sens
charnel, donc plutôt dans le sens de quiétude, bonheur.
Le repos divin peut dans un premier temps être considéré comme le
moment que
prend Dieu pour voir «que tout cela était bon»:
C'est un regard «contemplatif», qui [...] vise [...] la
jouissance de la beauté de ce qui a été
accompli; un regard porté sur toutes les choses, mais en particulier
sur l'homme, sommet de la création.7
Cependant, Dieu se suffisant à Lui-même et se transcendant Lui-même,
son bonheur ne dépend pas de sa création. Il
serait alors contradictoire, voire impie, de faire commencer son repos
seulement au
matin du septième jour, comme s'il dépendait de ses créatures,
fussent-elles faites à son image et à sa ressemblance. De plus Dieu, tous les
soirs, contemplait ce qu'il avait accompli dans la journée: pourquoi
consacrer tout un jour supplémentaire à l'admiration de son oeuvre?
Or, Dieu a non seulement consacré un jour au repos, mais il a
sanctifié ce septième jour parce qu'Il s'y est reposé,
ce qui donne une valeur toute
particulière à ce repos comme à ce jour:
Toute créature lui doit son être, mais il ne doit sa félicité à aucune
[...]: aussi n'a-t-il
sanctifié ni le jour où il commença ses ouvrages, ni celui où il les
acheva, afin que sa félicité ne semblât pas s'accroître du plaisir de
les former et de les voir dans leur perfection.8
La création n'est pas assez parfaite pour accueillir le repos de Dieu:
Dieu n'a pu se reposer qu'en Lui-même, montrant par là «qu'Il
n'avait besoin d'aucune de ses oeuvres pour être
heureux».9
Dieu peut-Il réellement chômer?
Au cours de ce repos en Lui-même, Dieu n'abandonne pas
sa créature. Dès l'Ancien Testament, l'homme a pris conscience de
la création continue,
comme le chante le psalmiste : «C'est toi qui m'a formé les
reins,
qui m'as tissé au ventre de ma mère» (Ps 139, 13), et du
maintien de la création:
«Et comment une chose aurait-elle subsisté, si Tu ne l'avais
voulue? Ou comment ce que Tu n'aurais pas appelé aurait-il été
conservé ?» (Sg 11, 25)
Mais c'est dans le Nouveau Testament que le Christ
nous révèle la Providence du Père, qui ne cesse de se préoccuper de
ses enfants: «Ne vous
inquiétez donc pas en
disant: Qu'allons-nous manger? Qu'allons-nous boire? De quoi
allons-nous nous vêtir? [...]. Votre Père céleste sait que vous
avez
besoin de tout cela.» (Mt 6 31-32). Dieu ne cesse d'agir:
«Mon Père est à l'oeuvre jusqu'à présent et j'oeuvre moi
aussi.» (Jn 5 17) Après lui avoir donné d'exister, Dieu
n'abandonne
pas sa créature à elle-même mais «lui donne d'agir et la porte à
son
terme».10
Convenons donc bien que Dieu s'est reposé de ses oeuvres en
tant qu'il n'a créé aucun être d'une espèce nouvelle11 et non en vue
d'abandonner le gouvernement et le maintien de la création. Ainsi se
concilie cette double vérité, que Dieu s'est reposé le septième jour
et qu'il ne cesse pas d'agir.12
De la même façon, Dieu laisse à l'homme le soin de s'occuper de la
Terre qu'il met à sa disposition (Gn 1 29-30), permettant
l'action de l'homme dans sa création, et lui donnant une place
primordiale dans le plan divin; mais Il continue à agir en lui, à
travers lui: «Dieu est là qui opère en vous à la fois le vouloir
et
l'opération même, au profit de ses bienveillants dessins. » (Ph
2 13)
La Création
Le matin du septième jour est aussi le matin de
notre repos en Dieu
Il n'a jamais eu besoin du repos, mais il nous en a révélé le
bienfait dans le mystère du septième jour [...].
L'être qui jouit du repos absolu n'a pu se reposer que pour
nous donner un enseignement.13
Le repos du Seigneur est un gage du repos que nous goûterons
nous-mêmes, repos dans lequel nous n'entrerons véritablement qu'à la fin des
temps, car c'est en Dieu seul que nous trouvons à la fois le principe
de notre être et le lieu de notre repos: «Car à la fin tu
trouveras en [la sagesse] le repos, et pour toi elle se changera
en joie.» (Si 6 28)
Mais nous tendons vers
cette perfection depuis la fin de la création. Le matin qui succéda à
la nuit du sixième jour représente donc le moment à partir duquel la
création, achevée, participe au repos de son Créateur:
Si le soir du sixième jour a été
suivi du matin, ce n'était plus pour ouvrir un nouvel ordre de
créations, mais pour marquer que tous les êtres commençaient à
s'établir dans un équilibre durable, grâce au repos de leur
Créateur.14
Il est donc tout à fait justifié à ce sujet de remarquer que le septième
jour, jour du repos divin, est le seul jour de la Genèse qui n'a pas
eu de soir. En effet,
Le repos de Dieu considéré en lui-même ne compte ni matin ni soir,
puisqu'il n'a ni commencement ni fin; quant à ses oeuvres arrivées à
la perfection, le matin naît pour elles sans jamais être suivies du
soir. En effet, la créature sous sa forme parfaite voit commencer le
mouvement qui la porte à se reposer dans son Créateur; mais ce
mouvement vers la perfection n'admet point de limites.15
Le repos de Seigneur le septième jour est donc pour les hommes aussi
une invitation au repos, une invitation à rentrer dans son repos:
Si donc il «sanctifie» le septième jour par une bénédiction
spéciale et s'il en fait «son jour» par excellence, il faut
comprendre cela dans la dynamique profonde du dialogue d'alliance, et
même du dialogue «sponsal». C'est un dialogue d'amour qui ne
connaît pas d'interruption.16
Dès la création, Dieu a donné un exemple que
les hommes doivent imiter. Et si le mot sabbat n'est pas
prononcé dans la Genèse, c'est qu'il ne sera
institué, selon l'auteur sacerdotal, qu'au mont Sinaï, où il deviendra
le signe de la première Alliance.
Le sabbat, manifestation de l'Ancienne Alliance
La Genèse, un poème liturgique
Le repos de l'homme se modèle sur celui de Dieu
L'intention du texte est clairement exprimée à la fin: il s'agit de
fonder la loi du sabbat, ou repos du septième jour, en montrant,
dans l'activité créatrice de Dieu, le prototype du travail humain
lui-même. Le sabbat a pour but la sanctification de ce travail par
application de l'ordre même du Créateur: «Emplissez la terre et soumettez-la»
(Gn 1 28). C'est une vérité que rappelle le Concile Vatican II :
L'homme, créé à l'image de Dieu, a reçu l'ordre de soumettre la terre et
tout ce qui
y est contenu, de gouverner le monde en justice et sainteté et, en
reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses, de lui rapporter sa
personne et l'ensemble des réalités, de façon que, tout en étant soumis à
l'homme, le nom même de Dieu soit objet d'admiration sur toute la
terre.17
L'homme, créature selon la ressemblance divine, imite Dieu
jusque dans son travail le plus profane, bien que d'une manière
fort éloignée. «Ici aussi, nous sommes face à un anthropomorphisme
riche de sens.»18
Le repos de Dieu est davantage à l'image de
l'homme que celui de l'homme à l'image de Dieu, pourrait-on dire.
Mais la signification profonde est à chercher ailleurs. L'homme ne
réalise sa vocation d'«image de Dieu» que s'il entre en dialogue avec Lui
dans le repos religieux, parce que ce répit institué est la garantie d'un
temps
fixe du calendrier consacré à la prière. Ce jour-là, tout le rapport
profane de l'homme à la nature et des hommes entre eux est alors orienté
vers la louange et la glorification du Créateur.
Le rendez-vous du septième jour
Dans cette perspective, l'activité créatrice de Dieu est présentée,
elle aussi, dans le cadre symbolique d'une semaine: six jours de
travail pour les huit oeuvres, un jour de repos. C'est par le nombre
sept que s'effectue la distinction des éléments et la victoire de la
création;
c'est le décompte des jours qui donne au tohu-bohu des origines son
visage de
monde visible et habitable. Les sept jours rythment le «temps de
Dieu» et place notre durée familière, la semaine, dans l'acte créateur du
monde, insérant à plus grande échelle tout le calendrier liturgique
d'Israël. À l'inverse, défaire le calendrier, bouleverser l'ordre du
temps, est un
acte qui relève de l'impiété («[L'homme impie] méditera de changer le
temps et le droit.» Dn 7 25), car c'est supprimer le rendez-vous
que Dieu a
pris avec l'homme.
Savoir s'arrêter de travailler sans attendre de mériter la
pause...19
Le jour du Seigneur est jour de repos.
L'agir de Dieu est le modèle de l'agir humain. Si Dieu a «repris haleine» le septième jour
(Ex 31 17), l'homme doit aussi «chômer» et laisser les autres,
surtout les pauvres, reprendre souffle (Ex 23 12). Le sabbat fait
cesser les
travaux quotidiens et accorde un répit. C'est un jour de protestation
contre les servitudes du travail et le culte de
l'argent.20
Il ne s'agit
pas de la conception moderne des congés payés dont l'octroi
aux travailleurs permet d'augmenter la rentabilité de la production.
Cela n'a rien à voir non plus avec une justification de la paresse:
«Pendant six jours on fera l'ouvrage à faire, mais le septième jour sera jour de
repos complet, consacré à Yahvé.» (Ex 31 15) Yahvé précise bien que
l'on se repose après avoir accompli sa tâche le plus parfaitement possible, de
même que Lui n'a contemplé la Création qu'une fois une fois achevée, et non avant de
l'avoir entamée21, et sans
intervertir les proportions: six jours de travail pour un seul
de repos! Les servitudes dont parle le Catéchisme ne sont pas une
allusion à l'exploitation de l'homme par l'homme, mais à une façon de
travailler qui ne laisse aucune place à un quelconque décentrement vers Dieu ou
vers autrui, de même que le culte de l'argent est une idôlatrie qui nous
rend esclaves du travail rétribué en occultant sa fin première.
Le jour de repos est jour du Seigneur. Cesser les travaux quotidiens,
c'est s'éveiller de l'anesthésie de notre vie de tous les
jours, de l'engluement de nos préoccupations personnelles, pour
retourner à l'essentiel: se consacrer à Dieu et le célébrer.
Observe le jour du
sabbat pour le sanctifier, comme te l'a commandé Yahvé, ton Dieu.
Pendant six jours tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage, mais le
septième jour est un sabbat pour Yahvé ton Dieu. Tu n'y feras aucun ouvrage,
toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton
boeuf, ni ton âne ni aucune de tes bêtes, ni l'étranger qui est dans tes
portes. Ainsi, comme toi-même, ton serviteur et ta servante pourront se
reposer. (Dt 5 12-14)
Yahvé recommande un détachement absolu des nécessités
matérielles pour savoir accueillir la nourriture spirituelle: ce
faisant, Il n'exprime pas un voeu pieu dont Il saurait les hommes incapables,
mais comme l'illustre, de façon éclatante, le passage ci-dessous, Il offre aux hommes les moyens de se rendre disponibles en pourvoyant
lui-même à leurs besoins: alors que les Israëlites avaient manqué
d'obéissance et surtout de confiance dans les paroles divines, sortis de chez
eux le septième jour pour recueillir la manne qu'ils ne trouvèrent pas,
Yahvé s'adressa à Moïse en ces termes:
Jusqu'à quand refuserez-vous
d'écouter mes commandements et mes lois? Voyez, Yahvé vous a donné le sabbat,
c'est pourquoi le sixième jour il vous donne du pain pour deux jours.
Restez chacun là où vous êtes, que personne ne sorte de chez soi le
septième jour. (Ex 16 28-29)
«Un signe entre moi et vous»
Le sabbat réconcilie la théologie de la création et celle du
salut
«Dans le dessein du Créateur, il y a une distinction, mais aussi un
lien étroit entre l'ordre de la création et l'ordre du
salut.»22
Le même Dieu qui se réjouit de ses oeuvres toutes
bonnes, montre sa gloire en libérant ses fils de l'oppression du
pharaon. Signe de l'achèvement de la Création, le sabbat est aussi la
manifestation de l'alliance salvifique entre Israël et son Dieu: le
septième jour est le mémorial de la libération d'Égypte («Tu te
souviendras que tu as été en Égypte, et que Yahvé ton Dieu t'en a fait
sortir d'une main forte et d'un bras étendu.» Dt 5 15), de même
qu'il fait mémoire des merveilles accomplies par Dieu:
Il est bon de rendre grâce à Yahvé,
de jouer pour ton nom, Très-Haut,
de publier au matin ton amour,
ta fidélité au long des nuits,
sur la lyre à dix cordes et la cithare,
avec un murmure de harpe.
Tu m'as réjoui, Yahvé, par tes oeuvres,
devant l'ouvrage de tes mains je
m'écrie :
«Que tes oeuvres sont grandes, Yahvé,
combien profonds tes pensers! [...]»
(Ps 92, Cantique du juste, Pour le jour du sabbat)
La dynamique sponsale
« Yahvé dit à Moïse: Toi, parle aux Israëlites et dis-leur:
Vous garderez bien mes sabbats, car c'est un signe entre moi et vous
pour vos générations, afin qu'on sache que je suis Yahvé, celui qui
vous sanctifie. [...] Entre moi et les Israëlites c'est un signe à
perpétuité, car en six jours Yahvé a fait les cieux et la terre, mais le septième
jour il a chômé et repris haleine.» (Ex 31 12-17)
Josué devant la Terre Promise
Signe promis à l'éternité, pour chaque homme d'une part, le sabbat permet de rendre visible le
pacte avec le Créateur, en marquant concrètement dans le temps de la vie
humaine la reconnaissance des créatures envers le Dieu d'Amour, et ce en
prenant en compte la vie communautaire:
Pendant six jours on travaillera, mais le
septième jour sera jour de repos complet, jour de sainte assemblée, où
vous ne ferez aucun travail. Où que vous habitiez, c'est un sabbat pour
Yahvé. (Lv 23 3)
S'il en était besoin, voici une preuve confortant la légitimité
(à défaut de la véracité) de l'étymologie
re-ligere23: la religion «lie»
les fidèles entre eux en les tournant vers un seul Dieu auquel ils
rendent grâce... Le septième jour est d'autre part le lieu de la «théophanie »,
manifestation de Dieu sanctificateur («Et j'allais jusqu'à leur donner mes
sabbats comme signe entre moi et eux, afin qu'ils sachent que c'est
moi, Yahvé, qui les sanctifie.» Ez 20 12 ; 20 20), dans la
mesure
où ce repos est consacré entièrement à Yahvé, Lui accordant une fois
dans la semaine la place qui doit toujours lui revenir. Car en réalité,
toute la vie de l'homme et tout le temps de l'homme devraient être vécus
comme louange et action de grâce envers le Créateur. Mais la relation de
l'homme avec Dieu a besoin d'un temps de prière explicite, «détaché»
(c'est-à-dire en hébreu «sanctifié»24) des distractions, où le rapport
«sponsal » devient un dialogue intense, qui engage tous les aspects de la
personne.
L'institution divine du sabbat
«Vous garderez mes sabbats»: le sens d'une institution
Vous garderez le sabbat car il est saint pour vous. [...] Les
Israëlites garderont le sabbat, en observant le sabbat dans
leurs générations, c'est une alliance éternelle.
(Ex 31 14-16)
Dieu confie à
Israël le sabbat pour qu'il le garde en signe de l'alliance
infrangible. Garder, c'est préserver, c'est-à-dire maintenir dans le temps:
pour le présent, cela signifie une observance stricte de la Loi, et l'on
verra l'importance scrupuleuse qui est attachée à l'obéissance, tandis que
pour l'avenir, garder de façon continue une institution cela implique
de la transmettre au long de la chaîne des générations. L'homme doit
répondre devant Dieu de ce qu'il fait du sabbat. Venu de Dieu, sanctifié par
Lui, toute dérogation à son respect est une profanation. Alliance
fragile, puisque contractée avec des hommes, sa longévité témoigne de la
miséricorde divine.
Un commandement de Yahvé
Le précepte du sabbat s'enracine dans le dessein de Dieu, c'est
pourquoi son statut n'est pas le même que celui des autres
prescriptions purement cultuelles. Contrairement à ces dernières, il figure à
l'intérieur du Décalogue, ces «dix paroles» qui décrivent les piliers de la vie
morale, universellement inscrite dans le coeur de l'homme:
Tu te souviendras que tu as été en Égypte et que Yahvé ton Dieu t'en a fait sortir d'une
main forte et d'un bras étendu; c'est pourquoi Yahvé ton Dieu t'a
commandé de garder le jour du sabbat. (Dt 5 15-16)
Israël, puis l'Église, montrent ainsi que le repos du septième jour n'est pas tant considéré
comme une simple disposition de discipline religieuse communautaire,
un trait devenu par la suite une caractéristique du judaïsme, que comme une
expression constitutive et indispensable du rapport avec Dieu annoncé et
proposé par la révélation biblique.
La triade législative: prescription, obligation, sanction
Avec Dieu, pas de demi-mesure: l'amour n'est jamais tiède, on
donne tout ou rien. Et cet absolutisme est récurrent: tout être vivant
chôme le jour du sabbat, le maître de maison, sa femme, ses enfants, les
serviteurs, les bêtes et même l'étranger. Rien ne justifie une
dérogation:
«Que ce soit les labours ou la moisson, tu chômeras.» (Ex 34 21)
Toute
affaire cessante, Dieu nous invite à réaffirmer qu'Il est notre
priorité. La responsabilité de l'homme dans l'observance du sabbat envers
les générations postérieures et avant tout envers Celui qui l'a
institué implique une obéissance parfaite. L'observation du commandement peut
être poussée jusqu'au martyre: les Israëlites réfugiés au désert
s'abstiennent de toute vélléité de défense contre leurs ennemis et préfèrent
mourir «dans leur droiture» avec femmes, enfants, bétail, plutôt que
de se soumettre à l'ordre du roi et de violer le jour du sabbat. Ils
témoignent ainsi de la hiérarchie des puissances, celle de Dieu coiffant
tous les pouvoirs terrestres (1 M 2 29-38). En contrepartie, la
sévérité de
Yahvé en cas de profanation du jour qu'Il a sanctifié est extrême:
«Qui le profanera sera mis à mort ; quiconque fera ce jour-là quelque
ouvrage sera retranché du milieu de son peuple. [...]
Quiconque travaillera le jour du sabbat sera mis à mort.» (Ex 31
14-15)
Dans les Nombres (Nb 15 32), Yahvé ordonne que soit mis à
mort par
lapidation (châtiment honteux des femmes adultères) un homme qui avait ramassé du
bois dans le désert le jour du sabbat.
Le Christ est le maître du sabbat, en Lui se trouve
notre repos
Le Christ nous révèle la vraie nature du sabbat
Dans les Évangiles, le Christ se présente aux disciples et aux
pharisiens comme le «Maître du sabbat»: «Car le Fils de
l'homme est maître du sabbat.» (Mt 12 8) Or seul Dieu, qui a
institué le sabbat, en le respectant Lui-même par le repos du septième
jour et afin de signer son Alliance avec le peuple d'Israël, est le
maître du sabbat. Le Christ se révèle donc, ici plus qu'ailleurs,
Fils de Dieu, «plus grand que le Temple» (Mt 12 6), ayant
seul le pouvoir d'interpréter avec autorité la Loi mosaïque et de
l'accomplir: «N'allez pas croire que je sois venu abolir, mais
accomplir.» (Mt 5 17)
Les actions mêmes du Christ les jours de sabbat nous révèlent son
enseignement sur le sujet: guérison de l'homme à la main sèche (Mt
12 9-14; Mc 3 1-6; Lc 6 6-11), de la vieille femme
courbée (Lc 13 10-17), de l'hydropique (Lc 14 1-6), de
l'infirme de la piscine de Bethesda (Jn 5 1-18), de l'aveugle
de la piscine de Siloé (Jn 9 1-35). Mais ses oeuvres ne sont
pas suffisantes pour ses disciples et pour les pharisiens au coeur
endurci: arracher des épis de blés (Mt 12 1-8) ou accomplir des
guérisons sont considérés comme des travaux. Il lui faut alors se
justifier, à plusieurs reprises, et montrer que le repos du sabbat
n'est troublé ni par le service de Dieu, ni par le service du
prochain:
Quel sera d'entre vous l'homme qui aura une seule brebis, et si elle
tombe dans un trou, le jour du sabbat, n'ira la prendre et la relever?
Or, combien un homme vaut plus qu'une brebis! Par conséquent, il
est permis de faire une bonne action le jour du sabbat. (Mt 12
11-12)
Est-il permis, le jour du sabbat, de faire du bien plutôt que de
faire du mal, de sauver une vie plutôt que de la tuer? (Mc 3 4 ;
cf. Lc 6 9)
Le Christ met la charité au-dessus de la Loi, indiquant par là le
retour au sens spirituel du repos divin et donc du repos humain:
Pour s'opposer à l'interprétation trop légaliste de certains de ses
contemporains et pour déployer le sens authentique du sabbat biblique,
Jésus, «Maître du sabbat», redonne son caractère libérateur à
l'observance de ce jour, institué pour faire respecter à la fois les
droits de Dieu et ceux de l'homme.25
La piscine de Bethesda
Le Christ est le lieu du repos éternel, le sabbat
définitif
La première Alliance entre Dieu et le peuple d'Israël, contenue dans
la Loi, s'est montrée inefficace, non seulement par l'interprétation
qu'Israël faisait de
cette Loi, mais aussi par l'échec manifeste de son entrée dans le
repos éternel.
Ce repos est en effet identifié dans l'Ancien Testament d'une part à l'entrée dans la Terre
promise, après la sortie d'Égypte, et d'autre part au repos dans le
Temple de Jérusalem où Dieu réside.
Or la génération de l'Exode, incrédule à la parole de Dieu, n'entra
pas en Canaan:
Tous ces hommes qui ont vu ma gloire et les signes que j'ai produits
en Égypte et au désert, ces hommes qui m'ont déjà dix fois mis à
l'épreuve sans obéir à ma voix, ne verront pas le pays que j'ai promis
par serment à leurs pères. Aucun de ceux qui me méprisent ne le
verra. (Nb 14 22-23)
Et David, longtemps après, rappelle ces faits, montrant que même ceux qui sont
entrés en Terre promise à la suite de Josué, à cause de leur
désobéissance26,
n'entreront pas dans le repos, dans le Temple du
Seigneur:
Quarante ans cette génération m'a dégoûté
Et je dis : Toujours ces coeurs errants,
ces gens-là n'ont pas connu mes voies.
Alors j'ai juré en ma colère:
Jamais il ne parviendront à mon repos. (Ps 95 10-11)
L'auteur de l'Épître aux Hébreux considère que si cette promesse ne s'est pas accomplie pour
le peuple d'Israël, elle reste valable pour nous: «Nous entrerons
en effet, nous les croyants, dans un repos.» (He 4
3) Et ce repos est annoncé par le Christ Lui-même, qui nous appelle à nous
reposer en Lui: «Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi
je vous soulagerai. [...] Vous trouverez soulagement pour vos
âmes.» (Mt 11 28-29)
C'est le Christ qui, par sa
mort et sa Résurrection, inaugure un nouveau repos, le sabbat
définitif, nouvelle Alliance dans laquelle nous sommes invités à
entrer:
Ayant donc, frères, l'assurance voulue pour l'accès au
sanctuaire27 par
le sang de Jésus, par cette voie qu'il a inaugurée pour nous, nouvelle
et vivante, à travers le voile --- c'est-à-dire sa chair ---, et un
prêtre souverain à la tête de la maison de Dieu, approchons-nous avec
un coeur sincère, dans la plénitude de la foi, les coeurs
nettoyés de toutes les souillures d'une conscience mauvaise et le corps
lavé d'une eau pure. (He 10 19-22)
Ce repos est, selon l'auteur de l'Épître aux Hébreux, «réservé
au peuple de Dieu» (He 4 9) et nous devons nous efforcer
«d'entrer dans ce repos afin que nul ne succombe, en imitant cet exemple de
désobéissance » (He 4 11) que furent les Hébreux au
désert.
Sous le
règne de la grâce, le sabbat est perpétuel pour celui qui
opère toutes ses bonnes oeuvres en vue du repos à venir.28
Le dimanche, jour de l'accomplissement du sabbat,
jour du Seigneur, jour de repos
Les chrétiens ont choisi, comme jour du Seigneur et jour de repos, non
plus le sabbat, mais le premier et le huitième jour,
jour de la Création nouvelle et jour de la
Résurrection. Il se distingue expressément du
sabbat auquel il succède cependant chronologiquement car
Ce que Dieu a opéré dans la création et ce qu'il a fait pour son
peuple dans l'Exode a trouvé son accomplissement dans la mort et la
résurrection du Christ [...] En lui se réalise pleinement le sens
«spirituel» du sabbat.29
La Pâque du Christ annonce le repos éternel de l'homme en Dieu.
Nous n'entrerons pas ici dans tous les aspects religieux et humains
du dimanche, jour du Seigneur. Nous vous laissons pour cela lire
l'Encyclique pontificale Dies Domini. Intéressons-nous
uniquement au repos dominical.
On peut lire dans le Catéchisme de l'Église catholique:
Pendant le dimanche et les autres jour de fête de précepte, les
fidèles s'abstiendront de se livrer à des travaux ou à des activités
qui empêchent le culte dû à Dieu, la joie propre au Jour du Seigneur,
la pratique des oeuvres de miséricorde et la détente convenable de
l'esprit et du corps.30
Bien pratico-pratique, tout ça! Le sens du repos est cependant plus
profond. Il nous permet de nous retrouver nous-mêmes ainsi
que de retrouver les autres, plus en vérité:
Avec le repos dominical, les préoccupations et les tâches
quotidiennes peuvent retrouver leur juste dimension: les choses
matérielles pour lesquelles nous nous agitons laissent place aux
valeurs de l'esprit; les personnes avec qui nous vivons reprennent
leur vrai visage, dans des rencontres et des dialogues plus
paisibles.31
Et, au-delà de cet aspect purement humain, le repos dominical nous permet de retrouver
Dieu dans la prière, la contemplation:
L'alternance du travail et du repos, inscrite dans la nature humaine,
est voulue par Dieu lui-même, comme le montre le récit de la création
dans le livre de la Genèse: le repos est une chose «sacrée»,
puisqu'il permet à l'homme de se soustraire au cycle des tâches
terrestres, qui est parfois bien trop absorbant, et de pouvoir
reprendre conscience du fait que tout est oeuvre de
Dieu.32
Il est finalement assez difficile de justifier notre activité
dominicale! Pour votre gouverne et la mienne, je n'ai trouvé que ceci:
«Les nécessités familiales ou une grande utilité
sociale constituent des excuses légitimes vis-à-vis du précepte du
repos dominical.»33
À vous de voir si vous avez une «grande utilité
sociale»...
Conclusion
Même si [le Sabbat] présente une convergence naturelle
avec le besoin humain de repos, c'est néanmoins à la foi qu'il faut avoir
recours pour en saisir le sens profond et ne pas risquer de le banaliser et
de le trahir34.
Ainsi, le repos auquel nous sommes appelés
est celui où, à notre tour, nous contemplerons les bonnes
oeuvres que nous avons accomplies, et rendrons grâce à Dieu, car elles
proviennent de l'action du Seigneur en nous:
Celui qui est entré dans son repos lui aussi se repose de ses oeuvres, comme Dieu des siennes. Efforçons-nous donc d'entrer dans ce
repos, afin que nul ne succombe, en imitant cet exemple de
désobéissance. (He 4 10-11)
Quelle aspiration plus haute alors que de
vivre les six jours de la semaine comme autant de septièmes jours ?
Selon Origène, le chrétien parfait «est sans cesse dans les jours du
Seigneur et célèbre sans cesse des dimanches35.»
«
Domine, præstitisti nobis pacem quietis, pacem sabbati, pacem sine
vespera36.»
(N.R.)²