Marie, figure et Mère de l'Église
Jérôme Levie
Cet article veut, modestement, montrer que méditer le mystère de Marie permet
de clarifier notre compréhension des mystères du Christ et de l'Église, et
d'en vivre davantage1. Pour cela une juste doctrine est
nécessaire, pour éviter la fausse exaltation comme l'étroitesse d'esprit.
L'Église « abandonne quelque chose qui lui était confié lorsqu'elle ne loue pas
Marie.»2
Omettre de vénérer Marie serait cesser de glorifier comme il convient Dieu
Lui-même, car elle est le sommet de Sa création, et avec aucune créature Il
n'a vécu une telle intimité.
Fra Angelico, Annonciation (détail)
Réjouis-toi, Chambre nuptiale où Dieu épouse notre
humanité !3
Lors de l'Annonciation, le oui de Marie à l'ange, qui n'eut pas le ricanement
incrédule de Sara, est le résumé et le dépassement de toute la foi et de toute
l'espérance vétérotestamentaires. Elle met tout son être personnel à la
disposition de Dieu, pour abriter Sa présence, la Shekinah véritable,
cette habitation de Dieu dans le sein d'Israël réalisée ici de façon
inespérée. Elle est le vrai Temple de l'Esprit Saint, la Tente (skene)
ou l'Arche d'Alliance au sens le plus réel : Dieu au coeur de la création,
dans la chair d'un être humain, « Tabernacle du Dieu vivant », « Arche de la
Nouvelle Alliance dorée par l'Esprit » (hymne acathiste). Elle devient, comme
plus tard l'Église, le lieu de la rencontre entre Dieu et l'homme. Par elle
est réalisée l'intégration de l'Ancienne Alliance dans la Nouvelle, du
judaïsme dans l'Église, est montrée l'unité, l'indivision de l'acte salvifique
de Dieu. On voit ici combien la mariologie peut aider à unifier l'exégèse des
deux Testaments en comprenant le Christ et l'Église comme lieu herméneutique
des écritures, qui sont manifestation de l'histoire salvifique de Dieu avec
l'homme. Marie est la « concorde des Écritures » (saint Pierre
Damien)4.
Marie vit donc en totalité ce qui est visé par Sion. Fruit de la tradition
d'écoute et de prière d'Israël, en elle est la plénitude de la grâce, non un
don venant de Dieu, mais Dieu même ! C'est la joie messianique qui est annoncée
à Marie, dont elle témoigne dans son Magnificat, dont elle est signe et
qu'elle nous communique. Joie car le Seigneur est avec elle, car par elle
naît l'Emmanuel, Dieu parmi les hommes. Elle est la femme à jamais bénie, en
qui se manifeste la victoire de la grâce. Toute disponibilité, elle se laisse
transpercer par le glaive, se laisse employer, consommer, pour être
transformée en Celui qui a besoin de nous pour devenir fruit de la terre. En
Marie, la Parole de Dieu ne rebondit pas sur une terre aride, mais s'enfonce
dans la terre, en assume toutes les forces. La matière créée s'abandonne à la
Parole pour se l'assimiler et la rendre vivante. Ainsi le Verbe rachète
toutes les dimensions de l'homme et « fait toutes choses nouvelles ».
Fra
Angelico, Annonciation
Réjouis-toi, Parfum d'une offrande qui plaît à Dieu
La perfection de l'acte de foi de Marie n'exclut nullement un progrès dans
l'intelligence, et dans ce « pèlerinage de foi »5 nourri des fidélités d'Israël, écoutant et méditant la Parole,
le modèle exemplaire de la foi de l'Église naissant du peuple juif.
Par l'obéissance de sa foi, elle dénoue le noeud de la
désobéissance d'Ève. Si Marie vit dans l'intimité de son fils, et l'enfante à
la foi d'Israël, elle ne sait pas à quoi elle a dit oui. Marie, première
Église, découvre peu à peu, dans le clair-obscur de la foi, dans la mémoire
méditative, réflexive, interprétative, des Paroles, le plan salvifique de Dieu
en son fils, et sa propre fonction de maternité douloureuse. Sa foi, dès
l'annonce de Siméon, est crucifiante, mais Marie se laisse modeler par Dieu,
Lui obéissant quelle que soit l'obscurité de la route de foi, jusqu'à la
communion au pied de la Croix au sacrifice du Christ. L'accueil de la volonté
divine est total, son oui est l'écho parfait du oui humano-divin du Fils à Son
Père.
Comme le Christ récapitule la tropologie vétérotestamentaire, Marie donne sa
signification à la tradition féminine de la Bible. Les couples Anne--Peninna,
Sarah--Agar, Rachel--Léa, où la femme stérile apparaît in fine comme
vraiment bénie C'est à la femme stérile qu'est adressée la promesse d'Is
54, 1.,sont récapitulés dans la fécondité virginale de Marie. Dans
Marie, l'humble servante sans valeur (tapeinos, Lc 1, 48)
élevée au-dessus de toute créature, se retrouve le mystère de l'échange de la
première et de la dernière place, des pauvres qui sont relevés, du cadet et de
l'aîné: l'héritage est confié à Isaac, fils de la promesse, non à Ismaël (Ga
4, 21-31). Marie est aussi préfigurée par les figures salvatrices
d'Esther et de Déborah, forces salvatrices de l'Israël battu, non prêtresses
mais prophétesses.
Réjouis-toi, Épouse inépousée !
Elle qui a gardé la foi quand tous étaient troublés, au Vendredi saint, au
Samedi saint, Marie est par excellence l'épouse vierge à la fidélité
indéfectible. Épouse de l'Esprit Saint, qui la couvre de Son ombre, elle est
identifiée à l'Épouse qu'est le Peuple de Dieu, à Israël, la fiancée
irrépudiable, à la fille de Sion6. Elle est le véritable Israël, en qui ancienne et nouvelle alliance,
Israël et Église, sont un sans séparation. Vrai reste saint, signe de la
continuité de l'action divine dans l'histoire, Marie est totalement juive et
totalement chrétienne : enfant de l'Alliance et mère de la Parole. « La Vierge
Marie, qui fut la partie la meilleure de l'ancienne Église avant le Christ,
mérita d'être l'Épouse de Dieu le Père pour devenir aussi l'exemplaire de
l'Église nouvelle, Épouse du Fils de Dieu.» 7
La virginité de Marie souligne que Jésus ne connaît qu'un Père, souligne la
relation unique qui les lie. Mais cette virginité culmine en sa maternité,
son adombration par l'Esprit Saint, son orientation unique vers l'union avec
le Christ dans le Saint-Esprit. En la fécondité virginale de Marie prend sens
la constante vétérotestamentaire dans laquelle la stérilité, l'abandon de
toute planification de sa vie, devient condition de fécondité. Comme en Marie
la virginité et la maternité de l'Église se conditionnent et s'éclairent
réciproquement. L'Église ne commet pas de faux sacrifices, ne subit pas de
séductions idolâtriques ou idéologiques, et pour cette raison elle est
féconde, par sa foi qui aime et espère et la grâce à laquelle elle répond par
un oui au plan total de salut. Ce n'est qu'en se rattachant à ce mystère de la
maternité virginale de Marie et de l'Église qu'on peut comprendre sans les
opposer les charismes de virginité consacrée et de maternité.
Réjouis-toi, tu accueilles en ta chair ton enfant et ton
Dieu
Marie conçoit son fils dès son acquiescement à l'ange (prius in mente
quam in ventre, dit saint Augustin), et devient la mère de Dieu, du Dieu fait
homme --- le dogme de la Theotokos authentifie le dogme de
l'Incarnation : le Christ assume la nature humaine sans l'abolir ni perdre son
unité de personne. Si l'élément biologique est essentiel (« Heureux le sein
qui t'as porté ! », Lc 11, 27) en vertu du réalisme chrétien, il est
réalité théologique, réalisation et dépassement de l'Alliance. Marie est
initiée par son fils à une maternité spirituelle, qui est disponibilité
totale, foi parfaite. Elle connut les renvois, et ceux de son fils, ses
moqueries, la purification de la foi dans l'obscurité8. Comme pour Abraham, sa maternité universelle,
ecclésiale, naît après le sacrifice du fils de la promesse et le miracle qui a
suivi. Elle est Mère des croyants, Mère des vivants, qui nous redonne la vie
qui nous avait été enlevée suite à la faute d'Ève. Marie, Mère de l'Église qui
ayant initié son fils aux mystères d'Israël, nous enfante maintenant à la foi
dans la piscine du baptême, nous initie à la liturgie, dans laquelle l'Église
qui nous enseigne est « la sainte Vierge elle-même en grande patience et
majesté » 9.
C'est la même Nuée, le même Esprit à l'oeuvre à la naissance de Jésus et à
la naissance de l'Église. « C'est le même Verbe que l'une conçoit dans
l'Esprit Saint et que l'autre croit dans le même Esprit
Saint.»10« Le corps de
l'Église, tout comme sa tête, naît du Saint-Esprit et d'une Église vierge, et
de toutes les nations comme de membres divers il se forme en un seul homme
nouveau.»11 Une maternité prolonge l'autre : « chaque fois qu'un homme devient
chrétien c'est de nouveau le Christ qui naît »12. Saint Paul avait conscience de participer à cette
fonction maternelle de l'Église, au service de l'adoption filiale : « Mes petits
enfants, vous que j'enfante à nouveau dans la douleur jusqu'à ce que le Christ
soit formé en vous » (Ga 4, 19).
Réjouis-toi, tu as conçu le Semeur de notre vie
Comme Marie porta la Vie en son sein et enfanta le Verbe, l'Église le conçoit
dans sa foi sans défaillance, dans un esprit libéré de toute corruption,
engendrant à la Vie les peuple chrétiens dans la fontaine du sacrement
fécondée par l'Esprit-Saint, leur offrant la Parole de Dieu, proclamée et
faite chair en l'Eucharistie : « Comme Marie, au pied de la croix, a offert le
Christ avec Lui, ainsi toute l'Église, à chaque messe, offre avec Lui le
sacrifice. Comme, au pied de la croix, Marie reçoit tout le trésor de grâce
pour l'administrer spirituellement, ainsi l'Église l'a reçu et le reçoit en
quelque sorte de nouveau à chaque messe, pour l'administrer et le distribuer
ministériellement. Comme Marie est au ciel, auprès de son Fils, l'authentique
suppliante, l'Église également prie pour ses enfants d'une manière efficace.
L'Église signifie pour la rédemption subjective ce que Marie représenta dans
l'accomplissement de la rédemption objective.» 13
Fra Angelico,
Nativité
« Comme Marie a tressailli de joie à la naissance de l'enfant Dieu, ainsi
l'Église tressaille de joie dans le mystère de la naissance de ses enfants »
(Sacramentaire gélasien) avec la coopération de l'Esprit14. « La
glorieuse Vierge représente l'Église qui elle aussi est vierge et mère. Mère,
parce que, fécondée par le Saint-Esprit, chaque jour elle donne à Dieu de
nouveaux fils dans le baptême. Vierge en même temps, parce que, conservant
d'une manière inviolable l'intégrité de la foi, elle ne se laisse en rien
corrompre par la souillure de l'hérésie.» La maternité de l'Église agit sur la
base et par la vertu de celle de Marie, celle de Marie continue d'agir dans et
par celle de l'Église, coopérant à la restauration de la vie surnaturelle en
les baptisés, « sans interruption jusqu'à la consommation définitive de tous
les élus.»15
Réjouis-toi, Maison des brebis rassemblées
Marie, nouvelle Ève, réceptacle de l'Église, aide véritable de l'action
salvifique de son fils, est vierge et Mère, car préserve son corps pour
l'incarnation de la foi et devient par là mère d'une manière inimitable.
Marie est le prototype, la figure idéale de l'Église, son type et son
exemplaire. À l'instant de son oui, Marie est Israël en personne, l'Église en
personne, comme personne, avant même son institutionnalisation. (Mc
3, 33-35, Lc 11, 27-28), point à la fois d'origine et de
perfection, seule aide parfaitement assortie au Christ : « L'Église, en la
personne de la Bienheureuse Vierge, atteint déjà à la perfection qui la fait
sans tache ni ride.» 16 Ce n'est pas une
simple interchangeabilité de contenus théologiques, ou une similitude, mais
une connexion intime : l'Église a son type, sa forme personnelle, dans la
figure personnelle et irremplaçable de Marie. Marie est coextensive à l'Église
en tant qu'Église des saints. Épouse sans tache ni ride, Marie renferme en
éminence toutes les grâces et perfections de l'Église. Comme Il réunit toute
la noblesse éparse dans l'univers pour la déposer en l'homme son chef
d'oeuvre, Il fit de même en Marie pour la noblesse de cet univers spirituel
qu'est l'Église. En répandant en elle Ses trésors, le Verbe comblait déjà Son
Église. Elle est le fleuve qui réjouit la Cité de Dieu, source d'où jaillit le
flot de Vie. Elle est la gloire de Jérusalem, « en elle l'Église s'ébauche et
s'achève, elle est le germe et le plérôme, est à l'Église ce qu'est l'aurore
au firmament » (Bérulle).
La Tradition a lu tout ce qui est dans la Bible de l'Ecclesia en
pensant à Marie et inversement. L'Église comme Marie est l'arbre du Paradis
dont le fruit est Jésus, celui du songe de Nabuchodonosor, l'Échelle de Jacob,
la Porte du Ciel, le Trône de Dieu, la Forteresse imprenable, la Cité du grand
Roi, la Femme vêtue du Soleil, victorieuse du Dragon, d'une victoire déjà
gagnée en Marie et que nous ses fils continuons à mener dans l'Église.
L'action du Saint-Esprit en Marie, harmonisant le oui de Dieu et le sien, se
prolonge dans l'Église, dans la vocation de chacun de ses membres baptisés.
Quand elle adhérait sans les comprendre aux mystères du Dieu fait homme, elle
préfigurait cette intense rumination qui est l'âme de la Tradition de
l'Église. De même elle fonde la sainte inquiétude pour les âmes qui est celle
de l'Église : « Tant il a été nécessaire aux hommes que Marie ait désiré leur
salut ! »17
Les textes de l'Écriture, notamment du Cantique des cantiques --- cet
itinéraire de l'amour ---, les poèmes de la Tradition s'appliquent
universaliter, ou generaliter, à l'Église, individuellement à
l'âme fidèle, specialiter à Marie, incomparablement, qui est
l'universel concret, comprenant la somme de perfection des autres membres. Les
exégèses ecclésiale et spirituelle ne sont pas deux clés au choix, mais elles
s'agencent dans une exégèse organique, car c'est « dans les âmes que l'Église
est belle » et « chaque âme est en quelque sorte, par le mystère du sacrement,
l'Église en sa plénitude ». L'âme destinée à habiter en la cité doit lui être
semblable. Et Marie, qui est parmi toutes les épouses la plus belle, préforme
in specie ce que l'Église réalisera in genere, elle est sa
partie la plus grande, la principale, la plus élue. « Dans l'espèce est
compris le genre. La grâce conférée dans l'espèce se répand dans le genre
tout entier.»18 La Vierge Marie
surpasse et rehausse l'éclat de tous les membres. Toute l'Église participe à
son privilège : le Fils de Dieu a passé du coeur du Père dans le sein de Marie,
du sein de Marie dans le giron de l'Église. « L'âme, l'Église, double aspect
d'une même amante, dont les visages sans cesse fondus et reformés se colorent
aux rayons de l'Immaculée.»19
Réjouis-toi, premier fruit du Royaume Nouveau !
Tout comme l'Église « est le royaume du Christ déjà présent sous une forme
mystérieuse »20, Marie est « premier fruit du
Royaume nouveau »21, première cellule du Paradis
restauré, le commencement de la création nouvelle, enfantée dans les
gémissements de l'Esprit. Marie est la Femme couronnée d'étoiles, « signe
grandiose qui apparaît au ciel » (Ap 12, 1) et qui annonce le salut.
Étant commencement et image de ce que sera l'Église, elle est signe
d'espérance inamovible en la victoire finale. Marie est appelée par saint
Augustin le moule de Dieu.
« Comme l'aurore, Vierge, tu t'avances ;
Tenant le soleil, tu deviens le ciel,
Toi, colombe simple et humble,
Toi, solide colonne de la foi,
Inexpugnable porte de Sion.»22
La proclamer bienheureuse, c'est célébrer la grande action de Dieu en elle,
comme le fait le Magnificat. Il ne s'agit pas uniquement d'une contemplation
stupéfiée des merveilles réalisées en Marie par Dieu, mais de saisir la
dynamique du salut qui nous concerne, sous forme de don gratuit et d'exigence.
Par son oui Dieu a pu S'incarner, et par le oui de l'Église elle permet à Dieu
de se rendre présent par l'Eucharistie. Marie donc incarne l'espérance de
l'humanité, en elles sont accomplies les promesses davidique et messianique,
elle jouit déjà de la plénitude qui nous est promise. Signe immuable et
intangible de notre élection, l'honneur qui est rendu à Marie, comme pour les
pères, est gloire donnée à Dieu.
Fra Angelico,
Crucifixion
Réjouis-toi en qui s'éteint la sombre malédiction !
En Marie, centre et pointe de l'Église, lit nuptial du Christ et de la sainte
Église, celle-ci est dès maintenant l'Épouse sans tache ni ride,
l'Immaculata23. Comme promis à Ève,
c'est la progéniture de Marie, son Fils d'abord, les croyants qu'elle engendre
dans l'Église ensuite, qui frappe le serpent à la tête. Marie devant qui
« l'Ennemi est frappé de terreu », devant qui les anges s'inclinent, est signe
d'espérance certaine et réalisée. « Aurore du Soleil levant », « la première des
merveilles du Christ Sauveur »24, « le fruit le plus
beau de l'oeuvre rédemptrice de son Fils »25, Marie, qui n'avait
pas le moindre besoin de la Rédemption, fut rachetée la première, d'une
manière plus sublime. « Fille de son Fils », Mère de son Créateur, elle « reçoit
la vie de Celui auquel elle-même, dans l'ordre de la génération terrestre,
donna la vie comme mère.»26 Le oui
total, cette ouverture ingénue de Marie à la grâce est déjà permis par la
grâce, qui l'a enveloppée totalement dès sa naissance, cette grâce qui ne
supprime pas la liberté mais la crée.
Espérance de toute guérison, « l'Immaculée Conception est donc l'aube
prometteuse du jour radieux du Christ, qui, par sa mort et sa résurrection,
rétablira l'harmonie complète entre Dieu et l'humanité.»27 « L'enseignement sur
l'Immaculée est finalement l'expression de la certitude de foi que la sainte
Église existe vraiment comme personne et en personne.», l'expression de la
certitude de l'Église sur le salut, il « atteste que la grâce de Dieu est
suffisamment puissante pour susciter une réponse.»28 Seule
l'Ecclesia Immaculata peut saisir toute la grâce offerte dans un
sacrement : derrière nos réceptions souvent défaillantes, il y a ce oui
parfait ; dans nos tentatives d'union au sacrifice du Christ, il y a le geste
d'offrande de Marie : « Ne regarde pas nos péchés, mais la foi de ton Église.»
Derrière nos confessions qui ne peuvent découvrir les recoins les plus secrets
de nos âmes, « se tient l'Église archétypique avec sa transparence parfaite
devant Dieu.»29
Réjouis-toi, tu partages avec les anges la clarté du Royaume
L'Assomption est la promesse et l'anticipation du propre triomphe de l'Église,
de la transfiguration du cosmos, l'aube de la création nouvelle. En Marie,
totalement et sans partage dans l'accomplissement eschatologique, est la
plénitude de la signification du mot « saint ». Son assomption aide à comprendre
la transcendance eschatologique de l'Incarnation, car ici la chair est
définitivement assumée par la divinité. En Marie, victorieuse du mal,
l'humanité est déjà sauvée. « Mère du Fils de Dieu et, par conséquent, la fille
de prédilection du Père et le sanctuaire du Saint-Esprit ; par le don de cette
grâce suprême, elle dépasse de loin toutes les autres créatures dans le ciel
et sur la terre.» En servant Dieu, Marie a atteint cet état de liberté royale
propre aux disciples du Christ, « la gloire de servir ne cesse d'être son
exaltation royale ». Au dessus de toute créature, « elle fut exaltée par le
Seigneur comme Reine de l'univers afin de ressembler plus parfaitement à son
Fils, Seigneur des seigneurs et vainqueur du péché et de la
mort.»30
Elle est la première réponse de la Création sauvée, sous la forme de la
Fiancée.
Réjouis-toi, champ où germe la Miséricorde en abondance !
Dans la foi de Marie « s'est rouvert en l'homme l'espace intérieur dans lequel
le Père éternel peut nous combler de toutes sortes de bénédictions
spirituelles : l'espace de l'Alliance nouvelle et éternelle »
31. « Sous l'abri de ta miséricorde, nous nous
réfugions, sainte Mère de Dieu. Ne méprise pas nos prières quand nous sommes
dans l'épreuve.»32 Marie, en piéta ou en Notre-Dame de Consolation,
est le reflet palpable de la compassion de Dieu, qui souffre dans Ses
entrailles. La médiation de Marie est service en dépendance, est médiation
participée, sous la forme de l'intercession, qui, comme celle de chacun de
nous, bien qu'extraordinaire, dépend et tire sa vertu de celle du Christ. La
médiation de la Vierge, annoncée à Cana, « naît du bon plaisir de Dieu et
découle de la surabondance des mérites du Christ » 33, toute influence salutaire de Marie a sa source purement
gratuite en Dieu.
Réjouis-toi, notre avocate auprès du Juge juste et bon !
De même que Marie est auxiliatrice et médiatrice, l'Église est dispensatrice
de salut. Pour Marie comme pour l'Église, « ni la gratuité de l'initiative
divine ni la transcendance de l'action divine n'ont rien à souffrir d'une
économie salutaire qui fut instituée par Dieu même »34. Il n'y a point de mérite corédempteur qui ne serait pas
en entière dépendance du mérite rédempteur de Jésus-Christ. Une piété mariale
catholique est orientée christologiquement et ecclésiologiquement, ouvre sur
toute l'ampleur du mystère, est voie sur cette ampleur. Le dogme marial n'a de
consistance et de vérité que dans son rapport à l'ensemble du dogme chrétien,
dépendant du mystère du Christ et étroitement corrélé au mystère de l'Église,
qui complète celui de Marie en périchorèse, selon Scheeben.
La médiation de Jésus-Christ n'est pas exclusive mais inclusive, rend possible
des modes de participation, dans la communion des hommes solidaires en face de
Dieu. Cependant, si elle est sur le plan de la participation de toute
créature, la médiation de Marie revêt un caractère exceptionnel, dépassant
fondamentalement le mode possible à tout être humain, à toute créature. Sa
médiation maternelle enfante continûment de nouveaux membres du Christ dans le
monde, hommes nouveaux nés de Dieu (cf. Jn 1, 13, qui lie la
naissance du Christ et la nouvelle naissance des baptisés). Celle-ci se
prolonge dans la maternité de l'Église, comme l'indique Lc 8, 20,
11, 28: cette maternité réside dans l'écoute, le recueil et
l'application de la Parole. Marie « continue au ciel son rôle maternel à
l'égard des membres de l'Église, en coopérant à la naissance et au
développement de la vie divine dans les âmes des rachetés », comme le confirme
le « Voici ta mère », et, présente au milieu de la communauté à la naissance de
l'Église, prolonge l'Incarnation du Christ et donne à l'Église sa personnalité
maternelle. C'est sa parfaite et totale dépendance à Dieu qui fait sa gloire.
À cette Mère miséricordieuse, le peuple chrétien demande spontanément secours,
car elle désire que se manifeste la puissance messianique de son fils, étend
son manteau de grâce et de sollicitude sur l'humanité, sur « tous ceux qui
sont sans recours » 35, sur qui s'étend la volonté
divine de salut, et l'exigence de l'action apostolique, de l'offrande de la
souffrance de l'Église offerte pour le monde entier.
Réjouis-toi, tu conduis les croyants à l'intimité avec
l'Époux !
La Vierge, « la plus authentique forme de l'imitation parfaite du Christ » (Paul
VI, 21 novembre 1964), nous apprend ce qu'est que la vie avec et pour le Christ,
l'accueil de la volonté du Père, la proximité intérieure parfaite qui n'exclut
pas l'obscurité de la foi. La foi parfaite de Marie peut nous aider à vivre
la nôtre : le Christ, à douze ans à Jérusalem, aux noces de Cana, surprend
Marie, l'étonne --- elle répond par une disponibilité renouvelée : « Faites ce
qu'il vous dira.» La joie de la grâce mène à l'audace de la foi, malgré
l'épreuve à laquelle Dieu soumet Ses saints. Toute spiritualité doit
comprendre cette disponibilité sans restriction, cette patience qui est
« sensibilité intérieure au mystère caché de l'heure » (cardinal Ratzinger), qui
par la grâce transmise par l'Église prolonge celle de Marie. L'âme fidèle,
chrétienne, appelée à prendre la forme de l'Église, l'anima
ecclesiastica, est réalisée suréminemment en l'âme de Marie. Chaque âme est
aimée d'un amour singulier, mais aucune n'est aimée séparément : « Vous êtes
comme une vierge pure que j'ai promise en mariage à un seul époux, qui est le
Christ.» (2 Co 11, 2) La présence maternelle de Marie, dans la
mystique, est un rôle d'unification entre l'âme et Jésus. Unie au Christ « par
un lien étroit et indissoluble », elle qui « réunit en elle et reflète pour
ainsi dire les données les plus élevées de la foi »36, nous apprend comment nous pouvons devenir terre féconde
pour la Parole de Dieu, recevoir la grâce pour la répandre autour de nous.
Fra Angelico, Rétable de l'église san Domenico à Fiesole
Réjouis-toi, tu nous mènes à la confiance dans le silence !
La mariologie rappelle qu'en la faiblesse et la discrétion réside la force de
Dieu : « plus un homme est remis à Dieu est enfoui en Dieu, plus Dieu, quand il
le veut, peut le mettre en lumière dans sa personnalité propre.»37 Contre la prévalence
du principe masculin du faire, contre l'activisme et une ecclésiologie
exclusivement structurelle qui ramènerait l'Église à un programme d'action (et
le christianisme à un programme--Jésus objectivé), rappelons-nous que l'Église
n'est pas un produit de notre fabrication, mais la semence vivante de Dieu qui
croît et mûrit. En faisant tout dépendre de notre propre pouvoir, en réformant
sans cesse pour une plus grande efficacité, d'après les besoins et les modèles
du temps, nous risquons d'oublier l'archétype et de sombrer dans la mondanité
spirituelle, visant la perfection spirituelle et morale de l'homme, non la
gloire du Seigneur. Tel est le drame de notre rapport avec l'Église, que nous
traitons comme un produit technique, à fabriquer par dépense d'énergies. La
vénération de Marie nous éclaire sur la nature de l'Église, comme réalité
intérieure, union intime, sponsale, de la créature avec son Seigneur, qui
accomplit par la foi l'espoir de divinisation.
L'Église a besoin du mystère marial, pour être elle-même, car elle est mystère
marial. Ce n'est que si nous nous plaçons sous ce signe, si nous accueillons
ce symbole de la terre féconde, du jardin-paradis, que nous laisserons en
nous, dans la profondeur de la prière, rassemblés vers l'intérieur, de la
place pour une croissance, et alors, l'Église sera féconde. La passivité n'est
qu'apparente puisque face à Dieu, recevoir et laisser faire sont actes
suprêmes. Continuons pour cela de chanter le Magnificat, dans l'Église qui
demeure la Servante du Seigneur. « À l'égard du concept d'Église, une
mariologie correctement comprise exerce une double fonction de clarification
et d'approfondissement », pour éviter à la fois idolâtrie et masculinisme.
« L'Église est le corps, la chair du Christ dans la tension spirituelle de
l'amour, où s'accomplit le mystère conjugal d'Adam et d'Ève, donc dans le
dynamisme d'une unité, qui ne supprime pas le face à face. Le mystère
eucharistique et christologique de l'Église Corps du Christ ne garde sa juste
mesure que s'il inclut le mystère marial »38.
Réjouis-toi, Solide Tour qui garde l'Église !
Marie nous rappelle, face à l'élément masculin, sociologique, du Peuple de
Dieu, que l'Église est féminine, mystère, plus que peuple, structure et
action. En elle vit le mystère de la maternité et de l'amour conjugal qui la
rend possible. Là peuvent s'épanouir la piété ecclésiale, l'amour pour
l'Église. L'Église n'est pas qu'organisation, elle est organisme du Christ,
ne devient peuple que par la médiation de la christologie, dans l'Eucharistie.
Il ne s'agit pas de christomonisme39,
mais du Christ total, tête et corps, qui ne sont « qu'une seule chair » (Gn
2, 24, 1 Co 6, 17), comme Jésus est chair de la chair de
Marie. Rappeler la féminité de l'Église, c'est rappeler qu'elle n'est ni par
ni pour elle-même, que, tout comme nous sommes redevables d'elle notre Mère
pour la foi et les sacrements du Christ, elle ne nous les donne que parce
qu'elle les reçoit. L'Église est féminine « parce qu'elle se reconnaît
redevable de ce qu'elle a reçu et transmet à son tour.»40
Réjouis-toi, Gloire vénérable des prêtres de Dieu !
Dans le cadre de cet enfantement féminin, le ministère masculin lui a été
donné pour représenter son Seigneur et Époux, et lui garder cette attitude de
dépendance féminine et d'impeccabilité virginale, pour éviter de se croire
disponible et possessive d'elle-même41. Saint Joseph fut, dans l'iconographie paléochrétienne, doté d'un
bâton fleuri le désignant comme grand prêtre, archétype de l'évêque chrétien
qui gère et garde le sanctuaire --- à lui est confiée l'Épouse. La catholicité
de l'Église vit de deux principes, marial et pétrinien, saintetés subjective
et objective. Ministère examinant les charismes à partir de leur catholicité,
conscience vivante de l'origine par rattachement héréditaire, autorité vécue
comme pur service, et Sainteté qui a pouvoir et devoir d'inspirer et de
critiquer le ministère dans l'écoute, principe de toute fécondité de
l'obéissance. Ces deux services surnaturellement féconds se complètent,
intérieurement conformes à la vie du Christ.
Réjouis-toi, porche du Mystère enfoui depuis les siècles
Le mystère marial est le nexus mysteriorum, le lien intérieur des
mystères dans leur face à face et leur unité, lien aussi d'Israël et de
l'Église, de l'Ancien Testament et du Nouveau. Il fixe la correspondance
humaine à la réalité du Verbe incarné. En ce sens Marie est bien « victorieuse
de toutes les hérésies », Sceptre de l'orthodoxie par sa foi pure qui est celle
de l'Église vierge de toute souillure. L'élément marial est principe
d'incarnation et de personnalisation de la théologie, l'empêche de réifier les
mystères, lui évite dessèchement et sentimentalisme en unifiant, en l'Église
parfaite adoratrice à la suite de Marie --- l'Église ne rend aucune louange au
Christ sans s'unir à Marie ---, rationalité théologique et affectivité
croyante. Il nous ramène au visage concret de Dieu, à ses manifestations dans
Ses relations avec les hommes. Elle nous ramène à la maternité divine. Il est
impossible de détacher le Christ et Sa mère, comme non plus le Christ et Son
Église, sous peine de le transformer en aérolithe abstrait, non incarné dans
la tradition passée et future des hommes. Les mystères de l'Église et de Marie
sont garanties du sérieux de l'Incarnation, sont le témoignage du dessein de
Dieu qui veut associer la créature à l'oeuvre de son salut, qui veut qu'en
vertu de sa grâce qui crée sa liberté elle coopère à la grâce.
La mariologie est la garantie de l'autonomie de la création, l'antonomase de
la collaboration de la créature à l'action divine. La Création est appelée à
une réponse libre et (relativement) autonome, conformément à l'exigence divine
d'un Royaume intérieur. La femme dans sa virginité est ici la figure
parfaite, normative, de la création et de sa réponse féminine recevant la
sagesse et la faisant fructifier. L'Église qui répond à l'appel de Dieu et
qui intercède est figurée dans le mot de « femme » appliqué à Marie à Cana et au
pied de la Croix. La piété mariale a un caractère d'Avent, remplie de la joie
de l'attente déjà exaucée, de la gloire promise déjà accordée, et d'une façon
exceptionnelle, à Marie. Mais, Mère des croyants, elle nous reconduit à
l'épreuve de la foi, à la Croix. La mariologie aide à retrouver une saine
anthropologie, ne réifiant pas le biologique (pour y réduire la vérité de
l'homme ou s'en détacher --- ce qui est mépriser le plus profond de
soi-même42) ni le rationnel, mais retrouvant leur intégration dans le
théologique. Dans le juste rapport de l'homme et de la femme, dépositaire du
mystère de la vie, apparaît la vérité sur Dieu, l'homme, leurs relations.
Fra Angelico,
Couronnement de la Vierge
Réjouis-toi, Couronne de Son amour virginal
L'âme chrétienne est l'Épouse du Cantique, mais est analogue de la Cité sainte
en laquelle elle habite et dont l'Époux est aussi le sien --- l'âme chrétienne
par excellence, l'Épouse privilégiée, étant Marie. Plus chacun de nous devient
une personne dont Marie est le modèle, plus nous devenons capables de devenir
demeure de Dieu, habitable par Lui car n'envisageant plus la vie comme une
provision de biens ; plus nous sommes l'Église, plus l'Église est elle-même. En
contemplant Marie l'Église se conforme toujours plus à son Époux. « Totalement
dépendante de Dieu et tout orientée vers Lui par l'élan de sa foi, Marie est,
aux côtés de son Fils, l'icône la plus parfaite de la liberté et de la
libération de l'humanité et du cosmos. C'est vers elle que l'Église, dont elle
est la Mère et le modèle, doit regarder pour comprendre dans son intégralité
le sens de sa mission.»43 Marie, Mère
des croyants, pauvre parmi les pauvres de Yahvé, est une bénédiction, par
laquelle sont bénies « toutes les générations de la terre » (Gn 12, 3).
Marie est véritablement le miroir de l'Église. Dans la contemplation de sa
personne nous découvrons la mesure de l'être de l'Église, de ce qu'elle doit
être, de ce que nous devons être : le rôle de l'Église est bien de devenir la
demeure de Dieu dans le monde --- et cela ne se fera pas sans notre liberté.
L'Église est faite de pécheurs, et saint Augustin insista sur la nécessité
pour l'Église de prier chaque jour le « pardonne-nous nos offenses ». Pour être
digne de sa tâche, elle lève les yeux vers le Seigneur, et vers son propre
archétype, Marie, membre de l'Église et Mère virginale du Christ. En elle
resplendit la joie du salut, elle est occasion de se réjouir de cette
grâce44 dont elle et nous ses enfants sommes pleins.
Comme Marie, magnifions le Seigneur, donnons-lui de l'espace en nos vies pour
qu'il soit davantage présent en nous et dans le monde.
Terminons par un passage de saint Bernard45, que l'on peut s'appliquer, hic et nunc :
« Ô Vierge, donne vite une réponse ; ô Notre-Dame, dis la
parole que la terre, les enfers, que les cieux mêmes attendent. Autant le Roi
et Seigneur de tous a désiré lui-même ta beauté, autant désire-t-il aussi le
consentement de ta réponse. Pourquoi tarder ? Pourquoi craindre ? Voici que ``le
Désiré de toutes les nations'' est dehors et frappe à la porte. Oh ! Si tandis
que tu tardes, s'il allait s'en aller ! Lève-toi, cours, ouvre-lui ! Lève-toi
par la foi, cours par ta ferveur et ouvre-lui par ton engagement ! »
J. L.